Leçons d’écriture (12/15)

12. Livres rêvés

J’entame maintenant une transition de l’Amazonie occidentale aux Guyanes. Elle va de pair avec une légère reformulation de l’argumentation. Car les prophètes guyanais dont il sera question ne se soucièrent que très marginalement des interprétations analogiques de l’écriture. Ce qui les intéressait, c’étaient les livres.

Júlio, le chef nambikwara, et Sangama, le « chamane » yine, avaient tous deux pris appui sur une notion d’écriture singulière pour élaborer leur appréhension du livre et de la lecture. Pour le premier l’écriture renvoyait aux motifs ornementaux traditionnels, pour le second elle évoquait les formes géométriques apparaissant dans les visions chamaniques. Ces premières réflexions servirent d’amorces au développement de concepts de « livre » et de pratiques de la « lecture ». Le livre contenait, d’une manière ou d’une autre, le discours et donc le savoir des blancs. La lecture, c’est-à-dire l’énoncé d’un discours accompagné de l’exhibition d’un livre, servait à conférer au discours une instance de légitimité supplémentaire : les blancs. Ainsi Júlio adressa aux Nambikwara un long discours de chef en tenant à la main un papier couvert de lignes tortillées. Il essayait de les convaincre de l’autorité spéciale de sa parole, dérivée en partie de celle de son allié blanc, Lévi-Strauss. Sangama, en regardant des livres jetés par son patron, répétait des discours qui lui étaient communiqués par des entités surnaturelles ayant acquis toutes les caractéristiques des blancs.

Je vais montrer que certains prophètes amérindiens des Guyanes pensèrent le livre et la lecture d’une manière semblable (sans, à ma connaissance, élaborer d’interprétation spéciale de l’écriture). Un des principales originalités des prophètes, dans le cadre de cette étude, est qu’ils parvinrent à convaincre durablement leurs disciples. Ni Sangama, ni Júlio ne réussirent, eux, à rendre pérennes leurs innovations.

Selon la tradition orale, Pichiwön, un Indien Makushi, obtint une vision divine vers la fin du XIXe siècle. Deux prêtres l’avaient accompagné en Angleterre où il reçut un enseignement religieux et fut baptisé « Eden ». S’il est très peu probable que Pichiwön traversa l’Atlantique, on pense aujourd’hui qu’il a pu résider un temps à proximité d’une mission anglicane, au nord de la Guyane britannique. Au cours d’un rêve, il fit une ascension céleste. Il parvint à la porte du paradis et entendit la voix de Dieu. Celui-ci lui transmit des lois, des prières, des chants puis une fiole contenant un liquide magique et une liasse de feuilles de papier, une « Bible indienne ». Ce savoir et ces objets formaient la substance du culte religieux que Pichiwön aurait désormais pour mission de propager parmi les Indiens Kapon et Pemon des Guyanes. Dieu lui ordonna de ne pas montrer le livre aux prêtres anglais, il lui faudrait le conserver dans une boîte. Lorsque Pichiwön revint chez lui, avec de nombreuses marchandises des blancs à distribuer, il transmit à son peuple les danses et les chants de la cérémonie, bientôt connue sous le nom « Alleluia ».

Il n’existe aucune source écrite mentionnant Pichiwön. Tout ce que l’on sait de lui est issu de la tradition orale attachée au culte Alleluia. L’ethnologue britannique Audrey Butt-Colson, à qui on doit la quasi-totalité de ces informations, pensait que la vision de Pichiwön avait lieu à la fin des années 1870. Elle entreprit, en collaboration avec Colin Henfrey, de retracer les voies (complexes et multiples) de la diffusion de l’Alleluia chez les peuples kapon et pemon. Ce qu’il faut en retenir, c’est que l’innovation de Pichiwön fut couronnée de succès et que de nombreux successeurs pérennisèrent sa nouvelle cérémonie rituelle qui, par ailleurs, comprenait de nombreux éléments empruntés à la liturgie chrétienne (l’agenouillement régulier, certains vocables clairement dérivés d’hymnes anglicans ou encore la configuration de l’église).

Les commencements de l’Alleluia demeurent donc mal connus. Il est néanmoins plus que probable que le rituel comportait, à la manière des messages de Sangama, une importante tonalité messianique. Deux thèmes apparaissent assez régulièrement dans les chants, les discours et les pratiques cérémonielles, du début du XXe siècle à aujourd’hui. Le premier concerne l’arrivée imminente des marchandises des blancs, le second la future « transformation » des Indiens en blancs (souvent décrite comme l’acquisition d’une « nouvelle peau »).

Un seul exemple suffira, tant il est significatif. Dans un récit recueilli en 1917 par le jésuite Cuthbert Cary-Elwes, le prophète Abel, successeur akawaio de Pichiwön, rencontra au cours d’une vision un « ancêtre » nommé Noé. Noé transmit à Abel l’Alleluia. Il lui promit que si les cérémonies étaient régulièrement accomplies, les Akawaio verraient un jour, chez eux, un bateau céleste rempli de fusils, de cartouches, de machettes, de couteaux, de vêtements, etc. Ces marchandises leur seraient distribuées et ils rejoindraient ensuite Noé au paradis.

Le prophète Fausto, narrateur du récit et successeur d’Abel, accueillit le missionnaire Cary-Elwes lors de son arrivée au village en lui demandant : « Quand Noé viendra-t-il ? ».

Une trentaine d’années plus tôt, Pichiwön, pour asseoir l’autorité de son récit de vision, fit donc appel au livre que Dieu lui avait donné. Que savait-il des livres ? S’il avait vécu à proximité d’une mission dans les années 1870, comme le veut la tradition, il avait pu observer des religieux manier la Bible ou des hymnaires. Sinon, il avait certainement été en contact avec les tracts traduits en akawaio que la London Missionary Society distribuait depuis les années 1860 et qui empruntaient les circuits commerciaux de toute la région, se diffusant chez des peuples qui ignoraient aussi bien la lecture que l’écriture. Pichiwön avait donc au moins conscience que les livres des blancs contenaient des discours et des savoirs. En affirmant que les chants et les préceptes rituels de l’Alleluia venaient d’un livre, Pichiwön leur conférait une origine et une autorité nouvelles pour les Amérindiens. Le procédé était habile car il s’agissait alors de propager une religion elle-même nouvelle.

Le recours au livre comme origine des discours et des pratiques du rituel demeura l’un des éléments les plus stables des récits de vision des dirigeants de l’Alleluia. Le premier exemple provient de la relation, par le jésuite Cary-Elwes, de sa seconde visite chez les Akawaio, en 1921.

« Qui vous a enseigné l’Alleluia ? », demandai-je au chef. « Abel », répondit-il. « Et de qui Abel l’a-t-il obtenu ? », continuai-je. « De Noé », fut sa réponse. « Est-ce Noé qui est venu sur terre ou est-ce Abel qui est allé le voir au paradis ? », dis-je. « Abel rencontra Noé au paradis », répondit-il, très sûr de lui. « Comment est-il allé là-haut ? », continuai-je. Mais il ne voulut pas poursuivre la discussion dans cette direction. Il me dit que l’Alleluia provenait d’une feuille de papier descendue du paradis.

Dans les années 1950, Audrey Butt-Colson recueillit de nombreux témoignages akawaio sur la vie et les visions de Pichiwön. Le thème de la « Bible indienne » apparaissait dans toutes les versions, sous une forme plus ou moins développée.

Dieu avait donné une lettre ou une feuille de papier destinée à devenir la Bible indienne. Selon une version, c’est Pichiwön lui-même qui écrivit sous la dictée de Dieu. Cependant l’opinion générale est que Dieu donna la Bible. « Dieu donna à Pichiwön une fiole de mercure enveloppée dans un papier, une Bible indienne ! ».

Butt-Colson recueillit également plusieurs versions du récit des visions d’Abel, le successeur de Pichiwön chez les Akawaio. Ces versions comportaient, entre autres choses, la contemplation de multitudes d’entités humanoïdes, l’exploration de grandes villes et un voyage avec Noé sur un gigantesque bateau. Selon un de ses disciples, Abel vit des anges qui dansaient, tenant d’une main des instruments de musique et de l’autre des livres. Selon un autre, il écrivit la parole divine sur un morceau de papier qu’il camoufla dans une boîte.

Dans les années 1960, l’ethnologue britannique Colin Henfrey enregistra le témoignage d’un autre dirigeant de l’Allelulia, l’Indien Patamona Henry. Celui-ci se souvenait très bien des visions de Pichiwön.

« Pichiwön ne vit pas Dieu. Il l’entendit seulement parler. Il vit le paradis, un lieu beau et brillant. Dieu écrivit sur du papier parfumé et donna le texte à Pichiwön. Il lui dit de le garder caché dans une boîte et de ne pas le montrer aux blancs ».

Les Pemon quant à eux abandonnèrent assez rapidement le rituel Alleluia. Cependant, au cours des années 1970, un nouveau mouvement prophétique émergea chez eux, qui reprenait de nombreux éléments aux cérémonies Alleluia de leurs voisins. De manière significative, l’un des chefs religieux de ce « mouvement de San Miguel » décrivit ainsi sa vision de Dieu :

« Des livres commencèrent à apparaître, des livres, de beaux livres, qu’on ne vend pas ici-bas… c’est tout ce que je vis ».

Dans cette vision, racontée par un dirigeant qui, par ailleurs, savait parfaitement lire et écrire, les livres apparaissaient encore une fois comme les garants de l’autorité des chants et des pratiques rituelles qui doivent être adoptés par les adhérents au mouvement, ultime écho, à un siècle de distance, aux visions de Pichiwön.

Le mouvement Alleluia est exceptionnel en Amazonie. C’est, à ma connaissance, le seul mouvement messianique d’origine amérindienne qui se soit durablement pérennisé. Ses adhérents apprirent à lire et à écrire au long du XXe siècle mais la représentation d’un livre virtuel, accessible en vision, dont découlaient les savoirs et les pouvoirs de l’Alleluia, demeura un aspect constant de la doctrine religieuse.

Le livre de Pichiwön, écrit soit par Dieu, soit par le prophète, apparut dans les nombreuses visions de ses successeurs kapon et pemon. Chaque fois, il garantissait l’origine surnaturelle, divine, des discours et des pratiques mis en circulation. Et son évocation permettait un rapprochement avec les blancs, du moins avec les missionnaires, eux aussi médiateur de la parole divine.

On retrouve ce phénomène d’apparition de livres virtuels dans quelques récits de vision de chamanes amazoniens. Chez les Kali’na contemporains, on parle de deux chamanes, Eleluwa et Welenkesi, qui annoncèrent il y a déjà longtemps que les morts allaient revenir sur Terre. Voici un extrait de ce dont on se souvient de leurs récits de vision.

« Parmi les gens qui étaient venus pour préparer la venue des défunts, il y avait un vieil homme en robe blanche, avec une longue barbe… Les Kali’na ont vu arriver un jeune Blanc. Celui-ci avait un livre, il a donné les noms de tous ceux qui allaient revenir. Après que tout se soit arrêté, le Blanc est encore resté quelques jours, mais son cahier s’est refermé et s’est transformé en pierre, et il est mort… ».

J’irai chercher mon dernier exemple une fois encore chez un chamane shipibo.

« Durant ma vision, j’étais capable de voir la vraie nature et les vraies intentions de tous les visiteurs de ma maison : ils m’apparaissaient nus. C’est là qu’apparut l’esprit-maître Colibri lui-même. Il avait un livre à la main dont les feuilles étaient vierges. Avant de me le donner, Colibri peignit dessus de très délicats motifs à l’aide de son bec effilé. Dans un tel livre, le chamane peut apprendre des choses sur la maladie de son patient ou sur la manière de le soigner. Je lis souvent ce livre quand je chante ».

Même dans ces autres contextes, le livre reste un simple vecteur de pouvoir, un véhicule symbolique des savoirs transmis par des entités surnaturelles associées aux blancs. Ce ne sont donc pas vraiment les livres matériels que « lisaient » Júlio ou Sangama. D’où une interrogation : les prophètes des Guyanes firent-ils usage des livres durant leurs cérémonies ? Donnaient-ils à leur concept de livre une forme matérielle ?

À suivre.

Références

Audrey Butt-Colson, Fr Cary-Elwes and the Alleluia Indians (1998), Occasional Publications of the Amerindian Research Institute, p. 11-12 (Distribution des tracts religieux), p. 48 (Fausto, l’autre nom du prophète John William), p. 73 (Récit recueilli par Cary-Elwes sur Abel en 1917), p. 106 (Récit recueilli par Cary-Elwes sur Abel en 1921), p. 132 (Pour le plaisir : « L’acte d’écrire sur du papier était assimilé [par les Akawaio] à la confection de motifs graphiques sur toutes sortes de substances et de média, car le même mot est utilisé pour toutes ces actions »).

Colin Henfrey, Through Indian eyes : a journey among the Indian tribes of Guiana (1965), Holt Rinehart & Winston.

Michael Swan, The Marches of El Dorado (1958), Beacon Press, p. 226 (Sur le « changement de peau »).

Stela Azevedo de Abreu, Aleluia e o banco de luz (2004), Centro de Memória Unicamp. (Sur le « changement de peau »).

Frederick W. Kenswil, Children of the Silence: an account of the aboriginal Indians of the upper Mazaruni River, British Guiana (1946), Interior Development Committee. (Plusieurs références, probablement mal comprises, aux livres dans le mouvement Alleluia, par exemple p. 13 sur la vision de Pichiwön, et p. 15 sur les prophéties de Preri Bashi qui étaient elles aussi inspirées par Noé).

Audrey J. Butt, « The Birth of a Religion » (1960), The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland 90-1, p. 69-70, p. 75 (Le livre de la vision de Pichiwön), p. 81-82 (Le livre de la vision d’Abel).

Audrey Butt-Colson, « Hallelujah among the Patamona indians » (1971), Antropológica 28, p. 33-36. (Récit d’Henry recueilli par Colin Henfrey).


Geraldo Andrello, Os 
Taurepáng : 
Memória 
e 
Profetismo
 no 
Século 
XX (
1993), 
dissertação 
de
 mestrado,
 Universidade Estadual de Campinas.

David Thomas, « El movimiento religioso de San Miguel entre los Pemón » (1976), Antropológica 43, p. 32.

Gabriela Copello Levy, Vozes inscritas : o movimento de San Miguel entre os Pemon, Venezuela (2003), dissertação de mestrado, Universidade Estadual de Campinas. (Malgré un titre alléchant, pas vraiment de données nouvelles sur l’idée de livre chez les Pemon).

Pierre Déléage, « Transmission et stabilisation des chants rituels » (2012), L’Homme 203-204. (Sur l’Alleluia).

Gérard Collomb, « Identité et territoire chez les Kali’na. À propos d’un récit du retour des morts » (2000), Journal de la société des américanistes 86 (1).

Gérard Collomb, « Missionnaires ou chamanes ? Malentendus et traduction culturelle dans les missions jésuites en Guyane » (2011), in Guyane : Histoire & mémoire. La Guyane français au temps de l’esclavage. Discours, pratiques et représentations, Ibis Rouge éditions, p. 450. (Il n’est pas impossible que l’un des deux chamanes utilisât un livre, peut-être une Bible, lors de cérémonies publiques au cours desquelles il communiquait le contenu de ses visions : « Le chamane qui allait faire descendre ceux qui arrivent du ciel est dans son abri, il est accoudé à une table, il lit le livre de Tamusi [de Dieu] »).

Angelika Gebhart-Sayer, « The geometric designs of the Shipibo-Conibo in Ritual Context » (1985), Journal of Latin American Lore 11, p. 168.

Michael Taussig, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man : A Study in Terror and Healing (1987), p. 263. (Autres exemples de livres rêvés amazoniens).

Bengt Holbek, « What the Illiterate Think of Writing » (1989), Literacy and Society (eds) Karen Schousboe & Mogens Trolle Larsen, Akademisk Forlag. (Exemples de livres rêvés dans l’Europe chrétienne).

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