3. Pilima comédien
Je n’étais pas parti en Guyane pour étudier le mouvement prophétique de Pilima en tant que tel. La principale raison qui me poussa à prendre l’avion, en février 2013, était contenue dans ces deux phrases d’Audrey Butt, publiées en 1964 :
Une nuit, avec des crayons et du papier qu’il avait empruntés, [Pilima] apprit seul à écrire, imaginant sa propre écriture sinueuse. On apprit alors aux enfants à associer ces lignes à certains chants et, tandis qu’ils chantaient, ils les suivaient du doigt.
Au fur et à mesure que progressaient les entretiens avec les Wayana, je compris que je ne trouverai pas ce que j’étais venu chercher. Ëputu nous avait affirmé d’emblée : « Oui, Pilima a inventé une étrange manière de parler, mais pas une écriture ». Son fils, Tëwanaka, nous avait dit : « Peut-être qu’il ment. Moi, je ne l’ai jamais vu écrire ». Et tous les Wayana à qui nous posions la question abondaient en ce sens : non, Pilima n’avait pas inventé d’écriture. J’étais déçu.
Je multipliais tout de même les interrogations à propos de toutes les formes d’inscription utilisées durant le mouvement prophétique. On me parla de marques en croix gravées sur des bâtons pour tenir la comptabilité de ceux qui seraient sauvés (les Wayana connaissaient depuis longtemps ce type de comput) ou de zigzags considérés comme des messages de serpents – mais ce dernier élément n’était pas très clair.
Tawaja, la mère de Mataliwa, me dit aussi que
(Tawaja : ) Pilima utilisait des bouts de papiers qui venaient des magasins situés en aval d’Ëlahe. On voyait dessus des images de blancs. Il ne savait pas écrire, je ne sais pas ce qu’il en faisait.
Les Wayana me parlèrent également des signes que Pilima dessinait sur le front des participants aux rituels ; Amoidena avait déjà parlé de signes semblables à Jean Chapuis en 1994. Le 14 février 2013, quand j’interrogeai Pilima à ce sujet, il répondit :
(Pilima, deuxième entretien : ) Sur les couronnes, sur le front, il y avait une écriture. Les femmes aussi portaient cette écriture. Moi, j’ai écrit : « Ne vous trompez pas de chemin. » C’était mon écriture. « On va choisir un seul chemin qu’on va tous prendre. »
Pour cela, il ne faut pas placer l’écriture derrière mais devant. « On va suivre un seul chemin, on ira tous ensemble si on se souvient bien. » Je leur ai dit de ne pas mettre cette écriture sur l’arrière de la couronne, il fallait la mettre devant, c’est ce que j’expliquais aux gens. Si on l’écrivait derrière, ça pouvait vous faire tromper de chemin, vous faire aller vers le soleil couchant.
La première fois que j’ai vu les esprits, j’ai vu cette écriture sur leur front, comme sur les képis des gendarmes.
Cette « écriture » se réduisait au dessin d’un personnage humanoïde levant le bras gauche.
À mon retour de Guyane, Audrey Butt-Colson m’expliqua dans un email que Pilima dessinait des « arbres », censés représenter des poteaux télégraphiques, et qu’il les reliait par une ligne nommée « discours » (wala-walam). Elle m’envoya ensuite très gentiment deux de ses photographies de l’époque, une en couleur et l’autre en noir et blanc : on y découvre un message de la main de Pilima adressé aux « esprits de l’eau ».
Que représentait ce message ? Pilima dit à Audrey Butt-Colson, en 1963, qu’il s’agissait d’une écriture et on y reconnaît les lignes ondulées typiques de nombreuses imitations amazoniennes de l’écriture. Mais ces lignes ondulées ne semblent pas constituer de « textes » : elles ne sont ni horizontales, ni parallèles. Elles évoquent plutôt les formes d’un avion, d’un serpent ou de poteaux télégraphiques. Tawaja m’avait elle aussi aussi parlé de ce « message du serpent » :
(Tawaja : ) Au bord du fleuve, le message du serpent avait été collé par Pilima. C’était mal écrit. Je me disais : « Mais les serpents n’ont pas de message, ni d’écriture ». [Elle dessine sur le sol une ligne ondulée.] Voilà, c’était l’écriture de l’anaconda. Il y avait un bâton à côté du message du serpent, si quelqu’un jouait avec le message, il devait recevoir un coup de bâton.
À propos de cette écriture du serpent, Pilima me dit qu’elle avait existé, mais il nia en avoir été l’auteur. Il ne la connaissait pas : c’était son oncle, Jalukana, qui l’avait inventée. Et dans tous ces exemples, il n’était pas question d’enseignement de chants aux enfants. Tout cela n’était décidément pas très concluant.
Le 20 février 2013, je répétai à Pilima les mêmes questions, avec insistance cette fois-ci. Il déviait la conversation sur d’autres sujets, ou prenait un air pensif et restait muet. Jusqu’à ce qu’il se décide à tracer sur le sable avec le bout de l’index une série de signes, un « tantan », un « këlëluwana », un « kololomale », une « lune », un « anaconda », un « casse-tête », etc. Je voyais Mataliwa recopier ces signes et ces appellations sur une feuille de papier, avec une moue sceptique.
Puis Pilima se mit soudain à chanter, faisant correspondre à chaque vers des chants d’Alamawale, un signe dessiné sur le sable. Il pointait du doigt, souvent de manière imprécise, un signe puis un autre. Il entonna une dizaine de chants d’affilée. C’était là ce que j’avais filmé.
À un moment donné je ratai complètement une prise. Je demandai à Pilima de recommencer la « lecture » du chant. Il hésita, dit quelques mots à Mataliwa puis répéta le chant en montrant du doigt d’autres signes, dans un ordre différent. Plus tard je demandai à Mataliwa ce qu’ils s’étaient dits alors. En riant il me répondit : « Pilima m’a demandé de lui rappeler quels signes il avait montrés durant la prise précédente, mais je ne m’en souvenais plus, et lui non plus ».
J’avais évidement créé une situation où, à force d’entendre la même question, l’interrogé finit par faire plaisir à son interlocuteur en lui offrant ce qu’il désire. Je voulais trouver une écriture inventée par un prophète. Pilima, après quelques réticences, m’avait donné ce que je cherchais. Il n’y avait rien là qui puisse étonner les siens, habitués à l’humour et à l’imagination fertile de celui qu’ils qualifient de « plus grand comédien des Wayana ». Si, cinquante ans auparavant, il les avait manipulés, c’était maintenant mon tour. N’étais-je pas venu pour en faire le principal personnage d’un film ?
Faut-il cependant écarter cette étrange leçon d’écriture ? Faut-il abandonner son analyse au prétexte qu’il ne s’agit que d’un artifice issu de l’interaction entre un anthropologue et un Amérindien ? Cette invention de Pilima avait-elle moins de valeur parce qu’elle datait de 2013 et non de 1963 ?
Moins de valeur, peut-être. Mais aucune valeur, certainement pas. D’une certaine manière, Pilima avait, devant moi, inventé quelque chose qui ressemblait à une écriture. Son invention reflétait nécessairement la conception qu’il se faisait de ce qu’est une écriture. L’histoire se répétait : tandis qu’Audrey Butt avait découvert, en lieu et place de la cérémonie traditionnelle qu’elle cherchait, un culte prophétique émergent et inattendu, j’avais trouvé non pas le souvenir d’une écriture prophétique, mais l’invention de ce qu’elle aurait pu être.
Quelle idée de l’écriture se faisait donc Pilima ? Il faut d’abord préciser qu’il n’avait jamais appris à écrire ni à lire l’alphabet. Comme il me l’avait rappelé lors de notre tout premier entretien, il avait mémorisé le très long chant cérémoniel kalawu sans l’aide de l’écriture des blancs.
Dès lors, si l’on observe les signes qu’il avait dessinés sur le sable, on remarque immédiatement qu’il s’était inspiré du répertoire des ornements graphiques traditionnels des Wayana. En effet, ses signes d’écriture ressemblent pour la plupart à des motifs de vannerie.
On ne sera donc pas étonné d’apprendre que les mots wayana désignant les motifs ornementaux (imilikut) et l’écriture (tïmilikhem) partagent la même racine lexicale. Pilima effectua ainsi devant moi une transposition graphique, sous la forme d’une succession de signes, de la polysémie lexicale dont j’avais montré la relative ubiquité dans les langues d’Amazonie. De ce fait l’invention de Pilima rejoignait celles des nombreux Indiens illettrés qui dessinèrent des lignes d’écriture – elle ressemblait d’ailleurs plutôt à la version des Katukina (voir dans les références).
Cet aspect de l’invention de Pilima fait d’ailleurs écho à la création par Mataliwa, en 2011, d’une calligraphie proprement wayana. Mataliwa, qui savait écrire depuis longtemps, avait lui aussi exploité la polysémie wayana associant écriture et motifs graphiques en inventant une calligraphie où chaque lettre de l’alphabet prenait la forme d’un des motifs du répertoire graphique.
Un second aspect de l’invention de Pilima est tout aussi intéressant : au cours de sa « lecture », il avait clairement associé les signes tracés sur le sol aux paroles des chants d’Alamawale. D’abord en donnant aux signes des noms tels que tantan (le plongeoir) ou Këlëluwana (un des esprits), mots que l’on retrouve dans les paroles des chants.
Ensuite en montrant les signes du doigt pendant la récitation des chants et en paraissant suivre un ordre linéaire.
Wïtëjahepkë kohek wïtëjahe / Këlëluwanapona wïtëjahe / Alamuwakapona wïtëjahe / Wïtëjahepkë kena wïtëjahe / Wïtëjahepkë kena wïtëjahe / Wïtëjahenma kohek wïtëjahe
Pilima avait donc développé une compréhension sémiotique de l’écriture. Il savait qu’à un signe graphique devait être associé un discours, et que la sériation spatiale des signes correspondait à la séquenciation temporelle du discours. Pilima rejoignait ainsi à sa façon le chef nambikwara de la Leçon d’écriture de Lévi-Strauss :
Seul, sans doute, [Júlio] avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires.
Il n’est pas facile de conclure cet épilogue aux Leçons d’écriture amazoniennes. Que penser du témoignage d’Audrey Butt ? Les chants d’Alamawale furent-ils enseignés aux enfants à l’aide de petits paquets de lignes ondulées ? S’agissait-il d’une invention de Jalukana, l’oncle de Pilima ? Ressemblait-elle à l’écriture sélective du prophète akawaio Fausto ? Ces questions resteront hélas sans réponse. Mais si elles n’avaient pas été posées, je n’aurais jamais rencontré Pilima, chamane illustre, prophète déluré, lecteur improvisé et comédien hors pair.
Fin.
Entretiens
Tous les entretiens ont été traduits du wayana en mai 2013 en collaboration avec Mataliwa.
Entretien avec Ëputu, 13 février 2013, Suriname.
Premier et deuxième entretien avec Pilima, 14 février 2013, village Pidima, Guyane française.
Entretien avec Tëwanaka, 15 février 2013, village Antecume Pata (Yao-yao), Guyane française.
Cinquième entretien avec Pilima, 20 février 2013, village Pidima, Guyane française.
Entretien avec Tawaja, 23 février 2013, village Antecume Pata, Guyane française.
Références
Audrey Butt, « The Sky Pilot », Sunday Times Magazine, 5 juillet 1964, p. 38.
René Grébert, Regards sur les Amérindiens de la Guyane française et du territoire de l’Inini en 1930 (2001), Ibis rouge, p. 106 (« Le calendrier [des Wayana] se compose d’une baguette de bois portant quatre groupes de huit encoches, chaque groupe étant séparé par une croix indiquant le changement de lune »).
Email d’Audrey Butt-Colson, 6 mars 2013.
Jean Chapuis, La personne Wayana entre sang et ciel (1998), thèse de doctorat, Université d’Aix-Marseille, p. 951 (version papier) ou p. 1150 (version en ligne).
R. P. Constant Tastevin, Arts graphiques katukina (s. d.), tapuscrit annoté sans pagination. Dossier Manuscrit 2D70.6b2, Archives générales de la Congrégation du Saint-Esprit.
Mataliwa Kulijaman & Pierre Déléage, « Imilikut eitoponpë, inscriptions originelles wayana » (2012). Vacarme 58. (Premier exemple de calligraphie).
Mataliwa Kulijaman & Pierre Déléage, « Tïmilikhem, ce qui peut être inscrit » (2013), Jokkoo 15. (Second exemple de calligraphie).
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (1955), repris dans Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 296-301.
Audrey Butt-Colson, Fr Cary-Elwes and the Alleluia Indians (1998), Occasional Publications of the Amerindian Research Institute. (Fausto).