Fr. 3 – Mandombe

La nuit du 18 mars 1921, pendant son sommeil, le congolais Simon Kimbangu reçut de Dieu une vision. Catéchiste anglican, né en 1889, c’est-à-dire huit ans avant la traduction de la Bible en kikongo, il fut très rapidement, en l’espace de quelques mois, considéré comme le nouveau messie, le fils de Dieu, et sa ville de naissance, Nkamba, devint la Nouvelle Jérusalem de son Église. En avril, il multiplia les miracles autour de lui, les paralytiques marchaient, les aveugles recouvraient la vue, les muets parlaient, les sourds entendaient et les morts ressuscitaient.

Les relations du mouvement prophétique avec les autorités coloniales belges furent tendues dès ces commencements – tentatives d’arrestations, saccages de villages, déportations de fidèles se succédèrent. Le 3 octobre, Simon Kimbangu fut condamné à mort puis sa peine commuée en détention perpétuelle ; il mourut trente ans plus tard, en prison. Le kimbanguisme était né, qui connaîtrait durant le siècle une histoire tumultueuse, devenant lors de la décolonisation l’Église de Jésus-Christ sur terre par le prophète Simon Kimbangu, l’une des religions les plus importantes du Congo. Elle compterait aujourd’hui pas moins de 5,5 millions de fidèles.

La nuit du 13 mars 1978, cinquante-sept ans après la révélation de Simon Kimbangu, David Wabeladio Payi, alors mécanicien, entendit à plusieurs reprises la voix du Saint Esprit lui intimer un ordre précis : « David, va à Nkamba pour y prier et t’y baigner, car une mission pour la race noire te sera confiée ». C’était le premier miracle. Lorsqu’il en confia le récit à sa famille, on le pensa ensorcelé ou fou, on voulut le faire enfermer. Il s’enfuit alors à Nkamba et sur le trajet six autres miracles eurent lieu.

Deuxième miracle. Le prophète Simon Kimbagu, « lié par des chaînes au cou, aux pieds et aux mains », apparut dans une camionnette aux côtés de Wabeladio. Troisième miracle. Sur le chemin il entendit deux cantiques kimbanguistes descendant des cieux. Quatrième miracle. Une constellation d’étoiles se dessina dans le ciel à l’instant même où le futur inventeur, à genoux, adressait une supplication à Dieu. Cinquième miracle. Après un tremblement de terre qu’il fut seul à ressentir, Wabeladio resta collé au sol sous la pluie durant plusieurs heures puis s’en détacha soudain alors qu’auparavant quatre bras vigoureux n’y avaient pas suffit. Sixième miracle. À Kaitatu kia Lumueno, l’épouse d’un pasteur s’enfuit inexplicablement à la simple vue de Wabeladio, s’écriant : « Je suis morte ! Faites sortir cet homme du village ! ». Septième miracle. En arrivant enfin à Nkamba, Wabeladio eut une ultime vision, il vit un homme voler en battant les bras puis disparaître dans le firmament.

Suite à ce voyage ponctué de mystères, la famille de Wabeladio, inquiète, le conduisit successivement chez un féticheur, un psychiatre puis un marabout qui tous le déclarèrent normal. On l’emmena alors chez Diangienda Kuntima, chef spirituel de l’Église kimbanguiste, qui lui dit : « Jeune homme, tu as une lourde mission que Dieu t’a donnée, c’est par la prière et les sacrifices que tu vas la découvrir ». Wabeladio s’enferma alors huit mois dans une chambre pour prier et jeûner afin que Dieu lui révèle sa mission.

Un jour, en fin de matinée, un peu fatigué, allongé sur son lit, il sentit son corps vibrer d’une intense poussée intérieure et se concentra sur le mur de brique de sa chambre, dont la partie supérieure n’était pas enduite. Il vit que les lignes qui joignaient les briques les unes aux autres laissaient apparaître des symboles en forme de 5 et de 2. Derrière ces chiffres se cachait une énigme qu’il lui fallait découvrir.

Vision de David Wabeladio Payi

La nuit suivante le prophète Simon Kimbangu lui apparut en rêve et lui intima de créer, à partir des symboles qu’il avait su percevoir, une écriture. À 21 ans, David Wabeladio Payi entreprit d’inventer l’écriture Mandombe. Cependant, il fallut attendre seize ans pour qu’une nouvelle vision de Simon Kimbangu, en 1994, lui ordonne de commencer à enseigner la nouvelle écriture et qu’il fonde à Kinshasa le Centre de l’Écriture Négro-Africaine.

J’ai résumé à grands traits dans ce récit l’Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe que Wabeladio publia en 2007. L’histoire est identique, à quelques détails près, à celle que j’entendis de sa bouche cinq ans plus tard à l’Institut Universitaire de Lisbonne.

L’écriture Mandombe est syllabique, ses 110 caractères notent les syllabes de la langue, et componentielle, tous ses caractères dérivent des symboles racines de la révélation, le  5 et le 2. En effet la construction de chaque caractère se présente comme une suite finie d’opérations de duplication, de symétrie et de connexion appliquées à l’un ou l’autre, et parfois à l’un et l’autre, des deux éléments de base, nommés Mvuala za Mpamba. Pour donner une idée de cette nature componentielle, ou compositionnelle, des caractères de l’écriture Mandombe, je propose de suivre l’élaboration des syllabes WA et RA.

Tout caractère trouve donc sa racine ultime dans l’une des deux Mvuala za Mpamba, le 5 ou le 2. Pour les syllabes WA et RA, il s’agit de l’élément de gauche, le 5, nommé Mvuala Pakundungu.

Mvuala 5

La simplicité de l’élément est trompeuse car pour bien le concevoir il faut le visualiser en trois dimensions. Ce n’est qu’alors qu’apparaît un sixième côté, un élément postiche nommé yikamu. Wabeladio parlait de cet élément postiche en disant de lui qu’il était « enfoui », car il est invisible dans la représentation des Mvuala za Mpamba en deux dimensions (et qu’il n’y a pas d’autres types de représentations dans les manuels d’apprentissage). Il apparaît en rouge un peu plus bas. Mais avant de continuer, je voudrais seulement noter que l’importance de la tridimensionnalité de l’écriture Mandombe a été très bien perçue par Patrick Lukombo Kiasala, qui se définit lui-même, sur sa page Facebook, comme « chercheur en écriture et en art Mandombe ». L’un de ses tableaux représente des séries de Mvuala za Mpamba empilées les uns sur les autres avec différents angles d’orientation.

Tableau 3D

On appelle Mvuala za Piluka les éléments en deux dimensions obtenus à partir de la rotation de l’élément postiche selon divers « angles de temps ». Wabeladio a retenu quatre angles qui forment les éléments de bases des quatre temps ou groupes de syllabes. Ces éléments n’ont pas de nom spécifique, contrairement à la plupart des signes temporairement engendrés par la procédure de construction mais pas encore dotés d’une valeur phonétique. L’élément situé au fondement des syllabes WA et RA est le quatrième de ces signes.

Image 4-5-3D

Image4-5-2D

Les « consonnes », nommées Mvuala za Mpimpita, sont construites par l’union d’une Mvuala za Mpamba et d’une Mvuala za Piluka. On obtient ainsi seize « consonnes » élaborées, selon la terminologie de Wabeladio, en suivant les principes du « miroir » (de la symétrie) et de « l’optique » (de la rotation). Pour agrandir l’image il suffit de cliquer dessus.

consonnes

On remarquera d’emblée que ces caractères « consonantiques » n’en sont pas vraiment : un même caractère code les consonnes W et R. C’est pourquoi l’écriture Mandombe est syllabique et non alphabétique : seules les syllabes ne sont codées que par un unique caractère. Dans ses manuels d’apprentissage, Wabeladio ne fait d’ailleurs pas intervenir à ce stade la valeur phonique des Mvuala za Mpimpita, il se contente de leur donner des noms dont la fonction est, j’imagine, d’en faciliter la mémorisation (ces termes sont en partie dérivés des noms kikongo des jours de la semaine).

Les voyelles, dites Bisimba, sont introduites par Wabeladio de manière ad hoc, sans aucune explication des étapes de leur construction. Tout au plus indique-t-il qu’il existe une « grille Konde » dont sont « tirées » toutes les voyelles, le mot kikongo Konde signifiant « toile d’araignée ». On ne trouvera dans ces ouvrages rien de plus concernant l’élaboration des voyelles, on ne peut donc que supposer qu’elle est gouvernée par des procédures semblables à celle des « consonnes ». C’est en tous cas avec les voyelles que Wabeladio introduit pour la première fois dans ses manuels pédagogiques la valeur phonique des caractères. En voici la liste :

voyelle1

Finalement l’union d’une Mvuala, « consonne », et d’une Kisimba, voyelle, engendre une syllabe, Mazita, c’est-à-dire un caractère de l’écriture Mandombe. Cette connexion s’effectue à partir d’un « point de départ », nommé Singini, situé soit en haut soit en bas de chaque Mvuala. Ce point de départ a une grande importance dans l’écriture manuscrite car chaque Mvuala peut s’écrire de deux manières différentes, soit en commençant par le Singini du haut, soit en commençant par le Singini du bas. En ce qui concerne la construction des caractères, son importance n’apparaît qu’au moment de l’élaboration définitive des syllabes dont voici le tableau complet.

Syllabaire Mandombe

Syllabaire Mandombe

Les syllabes WA et RA sont ainsi engendrées à partir de la connexion de la voyelle A à l’un des deux Singini d’une seule pseudo-consonne.

wa et ra

Chaque signe final de l’écriture Mandombe est donc issu d’une complexe procédure de construction : les 110 caractères syllabiques de l’écriture proviennent tous, in fine, des deux symboles initiaux qui furent révélés, en 1978, à David Wabeladio Payi.

Références

Martial Sinda, Le messianisme congolais (1972), Payot. (Sur le kimbanguisme).

Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire (1955), PUF. (Sur le kimbanguisme).

David Wabeladio Payi, Histoire de la révélation de l’écriture Mandombe (2007), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.

David Wabeladio Payi, Mandombe. Écriture Négro-Africaine (1996), Centre de l’Écriture Négro-Africaine.

David Wabeladio Payi, Cours de l’écriture négro-africaine Mandombe (2011), Université Simon Kimbangu. (Le syllabaire provient de ce manuel).

Alfred Poireau, « David Wabeladio, inventeur de l’écriture négro-africaine : le Mandombe » (2004), Hexagone Magazine.

Saturnin Ngoma, « Le Mandombe ou écriture négro-africaine : un éloquent témoignage sur la divinité de Papa Simon Kimbangu » (2011), Kimbanguisme.net.

Benga Kiatumua Martin, « Mot et témoignage de vice-président du conseil d’administration du Centre de l’écriture Mandombe « CEMA » à l’occasion du décès du Professeur Docteur David Wabeladio Payi » (2013), récupéré sur le mur de la page Facebook Script Mandombe.

Helma Pasch, « Mandombe » (2010), Afrikanistik online.

PayiNicoleo Nsakuamese & Helma Pasch, « Obituaries on David Wabeladio Payi » (2015) , Afrikanistik online.

La figuration de la vision de Wabeladio et le tableau de Patrick Lukombo Kiasala ont été récupérés sur la page Facebook Script Mandombe.

La représentation des quatre Mvuala za Piluka provient de la page Wikipedia Mandombe.

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