Je paraîtrais à mes contemporains méchant et féroce quand je n’aurais à leurs yeux d’autre crime que de n’être pas faux et perfide comme eux.
L’autre-mental a été accueilli à sa sortie l’année dernière par un concert de réactions virulentes, parfois d’une malveillance extrême. Deux articles en particulier ont dressé de mon livre – et de moi – un portrait dans lequel j’étais bien incapable de me reconnaître, faisant d’un ouvrage ludique et joyeux un brûlot amer et colérique, me dépeignant en affreux réactionnaire plein d’ambition ou de ressentiment. Aucun de ces articles n’évoquait le contenu du livre, donnant l’impression de n’en avoir vu que quelques phrases glanées en quatrième de couverture ou dans la presse. Ne souhaitant pas réfuter des critiques qui fustigent un ennemi imaginaire mais convaincu par quelques amis qu’une mise au point pourrait avoir son utilité, je me contenterai de rappeler ici ce que je ne peux considérer que comme des évidences.
Alors, non, ce livre n’est pas un pamphlet contre l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro ; j’ai voulu y explorer trois trajectoires créatives très différentes qui partagent néanmoins un même point de départ, un même appétit fantasmatique pour la science-fiction, c’est-à-dire, dans ce contexte, pour l’altérité cognitive radicale. Et, non, la critique des anthropologues ne constitue pas le cœur du livre ; il s’agissait plutôt de définir, d’examiner et de contraster trois positions théoriques : celle d’anthropologues qui selon moi pratiquent une forme de ventriloquie (et dont Viveiros de Castro n’est qu’un exemple parmi trois autres), celle des écrivains de science-fiction dont Philip K. Dick est pour moi une figure privilégiée, et la mienne, que je tente d’expliciter à la fois par une mise en perspective, elliptique et parfois cruelle, de ma trajectoire intellectuelle et par une transmigration dans la figure un peu fantasque et délirante d’un professeur Challenger au statut au moins ambigu. Trois manières très distinctes de faire de la science-fiction.
Plus précisément, non, je ne juxtapose évidemment pas Carlos Castaneda et Viveiros de Castro pour suggérer que ce dernier est un menteur ou un manipulateur, de même que son voisinage avec Lucien Lévy-Bruhl ou Benjamin Lee Whorf n’implique pas que tous sont identiques et qu’ils partagent l’ensemble de leurs caractéristiques. Non, je ne critique pas les travaux ethnographiques de Viveiros de Castro ; il n’en est pas question dans ce livre, pas plus que des Arawété, et je leur rends même hommage dans une note. Non, je ne critique pas les prises de positions politiques de Viveiros de Castro, avec lesquelles il me semble que je suis généralement d’accord (pour autant que je les connaisse) ; je le signale d’ailleurs, très explicitement, dans la préface du livre. Non, je ne diffame pas la personne, la réputation et l’œuvre de Viveiros de Castro ; je ne critique qu’une partie, bien délimitée, de ses travaux ; et si je le fais de manière parfois vive, je n’ai quant à moi jamais voulu être blessant. Non, je ne fais aucune allusion cryptique à sa vie personnelle – que je ne connais pas. Non, je ne résous aucun complexe d’Œdipe par un revirement tardif et le meurtre symbolique d’une quelconque figure paternelle ; j’ai certes, comme tous les anthropologues travaillant en Amazonie, lu les textes de Viveiros de Castro sur le perspectivisme amérindien il y a une vingtaine d’années, parmi bien d’autres, mais tout en admirant leur qualité argumentative, je n’ai jamais adhéré à leur contenu et ne m’en suis jamais caché dans mes écrits. Non, L’autre-mental ne traite pas du seul Viveiros de Castro ; il n’est question de certaines de ses idées que dans deux chapitres du livre et leur critique n’en est clairement pas l’enjeu central.
Plus généralement, non, comparer des anthropologues à des écrivains de science-fiction n’est pas à mes yeux une insulte, c’est au contraire en grande partie un compliment – de ce point de vue, mon livre les élève au statut d’écrivains de science-fiction plutôt qu’il ne les y rabaisse. Non, je ne m’exprime pas au nom ou avec l’appui d’une quelconque institution académique parisienne – quiconque connait ma trajectoire sociale et l’ethos qui en résulte aura probablement ri à la suggestion de cette idée incongrue. Non, je n’ai pas écrit ce livre un couteau entre les dents, les yeux injectés de sang, en hurlant au retour à l’ordre et à l’autodafé ; j’ai au contraire pris plaisir à écrire en quelques mois un texte expérimental et impertinent que je souhaitais à la fois clair et drôle, réflexif et conflictuel, dans lequel je mettais en lumière la sensibilité intellectuelle peut-être un peu nouvelle, entre scientisme et postmodernisme, qui sous-tend tous mes travaux depuis le Chant de l’anaconda et qui, croyais-je, pouvait entrer en résonance avec d’autres approches dans les sciences humaines, l’histoire ou la philosophie. Non, je n’ai pas écrit un seul et unique livre ; et pour qui est curieux de mes positions théoriques, esthétiques et mêmes politiques (c’est tout un), il suffit de piocher dans une bibliographie que je crois d’accès aisé. Non, je ne cherche ni la polémique, ni à faire du bruit – au contraire, je déteste ça, je chéris par-dessus tout la marge, la discrétion et l’incognito, et c’est pourquoi je garderai désormais le silence sur cette affaire. Enfin, non, je ne recherche évidemment pas la notoriété, pas même en brûlant des temples – l’idée même de considérer des membres de la communauté académique comme des idoles me fait horreur et je regrette le temps, s’il a jamais existé, où l’on pouvait philosopher à coups de marteau.
Vivifiant. La dernière phrase résume tout. Viveiros de Castro a-t-il pris position personnellement ?