Leçons d’écriture (15/15)

15. Final

Je reviens enfin, comme promis, à la Leçon d’écriture. J’en propose une ultime relecture, cette fois-ci plus hypothétique. Voici donc, à nouveau, le passage décrivant le chef nambikwara Júlio imitant Lévi-Strauss au cours de leurs entretiens.

Seul, sans doute, [le chef Júlio] avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires.

Quelle était la teneur de ces « commentaires verbaux » ? Il faut d’abord rappeler que Lévi-Strauss parlait très mal la langue des Nambikwara, surtout en ce mois de juillet 1938. Il venait alors tout juste de les rencontrer.

II faut préciser la façon dont ces textes, et ceux qui suivent, ont été obtenus. Nous n’avons eu le secours d’aucun interprète. À l’époque de notre séjour, il n’en existait d’ailleurs qu’un, indien Nambikwara éduqué loin des siens par les Pères jésuites, et que nous n’avons malheureusement pu employer. Les indigènes en contact avec les postes de la ligne télégraphique utilisent, dans leurs relations avec les employés Paressi ou brésiliens, une sorte de « sabirs » formé d’environ quarante mots, pour partie indigènes et pour partie portugais. Cette langue franque, accompagnée de nombreux gestes, a servi d’introduction.

Au bout de trois mois environ [c’est-à-dire vers septembre 1938], nous étions parvenus à une connaissance grossièrement empirique du nambikwara proprement dit, nous permettant de nous faire comprendre des indigènes, et de suivre approximativement une conversation. Ce résultat n’aurait pu être atteint sans l’inlassable bonne volonté des informateurs, toujours prêts à échanger des mots (nambikwara contre français ou portugais) et à développer les points obscurs par l’usage d’une mimique appropriée. Travaillant avec ces moyens de fortune, nous avons, soit noté au passage des fragments de conversation qui ne nous étaient pas adressés, soit recueilli des informations sous la dictée. Dans les deux cas, l’interprétation du texte était reprise, par la suite, avec des informateurs.

Il va de soi qu’un sens établi de façon aussi superficielle n’est pas à l’abri d’inexactitudes qui peuvent être parfois grossières. Nous ne les publions pas pour leur signification littérale, souvent sujette à caution, mais plutôt à cause de l’impression fruste de la vie et de l’atmosphère indigènes qu’ils aident, tout de même, à reconstituer.

Dont acte.

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Leçons d’écriture (14/15)

14. Des écritures sélectives

Jusqu’à présent, j’ai fait comme si la notion d’écriture allait de soi. J’ai exploré les aléas des interprétations de l’écriture par les Indiens d’Amazonie sans jamais préciser ce qu’était en fait l’écriture. Comme si la chose était évidente. Travers ô combien habituel des anthropologues.

Le passé et le présent coloniaux des Indiens d’Amazonie expliquent simplement pourquoi ils n’eurent affaire, parmi toutes les écritures, qu’à l’alphabet. Alphabets espagnols, portugais, anglais, français, hollandais, dans tous les cas les lettres étaient à peu près les mêmes, la sémiotique aussi. Tous convergeaient vers la définition la plus courante de l’écriture : une série de signes graphiques inscrivant les sons d’une langue. Déjà les Chinois ricanent doucement (Jacques Derrida aussi mais pour d’autres raisons).

Car les Chinois savent probablement mieux que tout autre que l’écriture ne se réduit jamais à la simple transcription de la dimension acoustique d’une langue. Toute écriture, en plus de noter les unités sonores, inscrit des unités de sens, c’est-à-dire (pour faire simple) des mots. Certaines écritures, celle des Chinois par exemple, font correspondre un signe graphique à un mot. Ces signes sont certes souvent complexes et la plupart comportent un élément graphique qui indiquent la manière dont le mot se prononce (la chose étant rendue aisée par le fait que les mots chinois, dans leur grande majorité, sont constitués d’une seule syllabe).

À droite, exemples de caractères chinois ; à gauche, leur composant phonétique

À droite, exemples de caractères chinois ; à gauche, leur composant phonétique

Les historiens de l’écriture savent cela depuis longtemps. Par exemple, l’assyriologue Jean-Jacques Glassner :

On parle d’écriture lorsqu’un corpus de signes faisant système ne se satisfait pas de la seule notation des mots, mais lorsqu’il intègre un niveau d’analyse de la langue visant à faire apparaître des unités phoniques à côté des unités morphologiques.

Ainsi les écritures se répartissent le long d’une échelle dont les extrémités sont d’un côté la pure notation du sens et de l’autre la pure notation du son. La plupart des écritures sont soit plutôt phonographiques, comme l’alphabet elles codent avant tout des sons, soit plutôt logographiques, comme l’écriture chinoise elles codent avant tout des mots.

Continuum sémiotique des écritures

Continuum sémiotique des écritures

Voilà ce que l’on sait des écritures. Leur étude attentive suffit à faire s’effondrer le « phonocentrisme », il n’y avait pas besoin de bruyante déconstruction. Si l’on accepte cette définition précise, alors les Indiens d’Amazonie n’ont jamais connu l’écriture avant l’arrivée des Européens. D’une manière générale, en Amérique précoloniale, seuls les Maya inventèrent l’écriture. La chose est rare, pour le moins. À nouveau Glassner :

En l’état des connaissances, la plus ancienne écriture remonte au XXXIVe siècle en pays de Sumer, dans la Mésopotamie méridionale ; l’Égypte suit quelques décennies, peut-être un siècle, plus tard ; le tour de la Chine ne vient qu’au XIIIe siècle, celui des Maya du Yucatán au IVe (toutes ces dates s’entendent avant l’ère commune). Ces quatre écritures ont en commun d’être des systèmes mixtes, tout à la fois logographiques et phonétiques.

La position théorique que j’ai défendue dans mes travaux récents est plus généreuse : j’ai voulu élargir quelque peu la notion d’écriture, à des fins stratégiques de comparaison (sur lesquelles je reviens par exemple ici). Bien évidemment, Jacques Derrida n’a rien à voir dans cette affaire. Il ne sera ici question ni d’archi-écriture, ni de mouvement de la différance.

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Leçons d’écriture (13/15)

13. Rituels du livre

J’ai montré la dernière fois que le mouvement prophétique Alleluia des Indiens Kapon et Pemon de Guyane s’était propagé avec l’idée que le contenu de ses cérémonies provenait d’un livre que Dieu remit à son fondateur, Pichiwön. Si l’on fait confiance à la tradition orale, la vision inaugurale remonterait à la fin des années 1870. Cet aspect du culte Alleluia est resté stable au fil du temps. Je l’ai retrouvé dans les années 1910 (chez les Akawaio), 1950 (toujours chez les Akawaio), 1960 (chez les Patamona) et 1970 (chez les Pemon). Divers indices glanés dans la littérature donnent à penser que cette idée est toujours d’actualité chez plusieurs peuples kapon et pemon.

Cette « épistémologie » du livre, c’est-à-dire cette représentation de l’origine des discours et des pratiques du rituel, a-t-elle jamais pris une forme concrète ? A-t-elle débouché sur des « lectures » semblables à celles proposées par Sangama ou Júlio ? Les adhérents au culte de l’Alleluia ont-ils manipulé des livres au cours des cérémonies ?

Ma réponse va emprunter des chemins sinueux. Je commencerai en reprenant un extrait du journal rédigé par le jésuite Cuthbert Cary-Elwes, lors de sa visite de 1921 chez les Akawaio.

« Qui vous a enseigné l’Alleluia ? », demandai-je au chef. « Abel », répondit-il. « Et de qui Abel l’a-t-il obtenu ? », continuai-je. « De Noé », fut sa réponse. « Quand cela eut lieu ? Est-ce Noé qui est venu sur terre ou est-ce Abel qui est allé le voir au paradis ? », dis-je. « Abel vit Noé au paradis », répondit-il, très sûr de lui. « Comment est-il allé là-haut ? », continuai-je. Mais il ne voulut pas poursuivre la discussion dans cette direction. Il me dit que l’Alleluia provenait d’une feuille de papier descendue du paradis.

Jusque là, il n’était question que de l’idée du livre céleste garant de la valeur de l’Alleluia. Mais Cary-Elwes prit, à raison pour une fois, la déclaration de son interlocuteur au sérieux.

« Comme c’est intéressant, montre moi », dis-je. Il apporta une petite boîte capitonnée de coton dans laquelle reposait un morceau de papier blanc, vierge, formant un carré d’un demi-pouce de côté.

Le livre céleste pouvait donc prendre une forme matérielle. Comme dans le récit de vision de Pichiwön, le papier est soigneusement conservé dans une boîte. Mais il ne semble pas être attaché à un usage rituel.

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Leçons d’écriture (12/15)

12. Livres rêvés

J’entame maintenant une transition de l’Amazonie occidentale aux Guyanes. Elle va de pair avec une légère reformulation de l’argumentation. Car les prophètes guyanais dont il sera question ne se soucièrent que très marginalement des interprétations analogiques de l’écriture. Ce qui les intéressait, c’étaient les livres.

Júlio, le chef nambikwara, et Sangama, le « chamane » yine, avaient tous deux pris appui sur une notion d’écriture singulière pour élaborer leur appréhension du livre et de la lecture. Pour le premier l’écriture renvoyait aux motifs ornementaux traditionnels, pour le second elle évoquait les formes géométriques apparaissant dans les visions chamaniques. Ces premières réflexions servirent d’amorces au développement de concepts de « livre » et de pratiques de la « lecture ». Le livre contenait, d’une manière ou d’une autre, le discours et donc le savoir des blancs. La lecture, c’est-à-dire l’énoncé d’un discours accompagné de l’exhibition d’un livre, servait à conférer au discours une instance de légitimité supplémentaire : les blancs. Ainsi Júlio adressa aux Nambikwara un long discours de chef en tenant à la main un papier couvert de lignes tortillées. Il essayait de les convaincre de l’autorité spéciale de sa parole, dérivée en partie de celle de son allié blanc, Lévi-Strauss. Sangama, en regardant des livres jetés par son patron, répétait des discours qui lui étaient communiqués par des entités surnaturelles ayant acquis toutes les caractéristiques des blancs.

Je vais montrer que certains prophètes amérindiens des Guyanes pensèrent le livre et la lecture d’une manière semblable (sans, à ma connaissance, élaborer d’interprétation spéciale de l’écriture). Un des principales originalités des prophètes, dans le cadre de cette étude, est qu’ils parvinrent à convaincre durablement leurs disciples. Ni Sangama, ni Júlio ne réussirent, eux, à rendre pérennes leurs innovations.

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Leçons d’écriture (11/15)

11. Mythes de l’écriture

Les lectures de Júlio, de Sangama et d’Herlinda étaient toutes fondées sur l’analogie perçue entre les caractères de l’écriture et les motifs du répertoire graphique de leur tradition, analogie sédimentée dans le lexique même de la langue (iekariukediutu en nambikwara, yonchi en yine, huisha en shipibo). Cette association lexicale très répandue en Amazonie a donc eu des effets notables. Elle fut et demeure un véritable foyer d’inventions culturelles : lignes d’écriture ou « lectures » de Júlio, de Sangama et d’Herlinda. Pourtant elle ne trouve aucun écho dans la mythologie de la région. Pourquoi ?

Les mythes amazoniens expliquant l’origine des répertoires graphiques exploitent pour la plupart une analogie lexicale concurrente qui associe les motifs graphiques des humains aux motifs ornant la carapace, la fourrure ou le cuir d’animaux plus ou moins monstrueux. Les prototypes de ces animaux mythiques sont en général l’anaconda et le jaguar. Cette association ressort d’ailleurs également des noms qui sont donnés aux motifs ornementaux. Ils font souvent appel à des « motifs naturels » tels que les dessins formés par la disposition des écailles des serpents, les taches de la fourrure des jaguars ou encore les formes apparaissant sur la carapace des tortues et sur les ailes des papillons.

Mon premier exemple, mon mythe de référence si l’on veut, vient des Sharanahua d’Amazonie péruvienne. Il s’agit du début d’un récit raconté le 26 juillet 2004 par Yabayahua, intitulé « Le monstre de la rivière ». Le texte est, je l’avoue, difficile à suivre pour qui ne connaît pas les poissons amazoniens.

On dit qu’il y a très longtemps, Uduburayoshi, le monstre de la rivière, décida de peindre les poissons. Il demanda au poisson macana de monter sur le tronc d’un arbre couché pour appeler tous les poissons. Lorsqu’ils entendirent l’appel, les poissons se réunirent autour du monstre de la rivière.

Uduburayoshi commença par peindre le poisson doncella. Il le peignit très joliment avec du genipa qui ne s’efface pas. Puis il peignit le poisson achacubo : il lui peignit tout le visage. Puis il peignit le poisson carachamita : il lui peignit tout le visage. Puis il peignit le poisson carachama : il lui peignit tout le visage. C’est ainsi qu’apparurent les poissons « couverts de motifs ».

Uduburayoshi évoque clairement l’anaconda, même s’il ne s’y réduit pas. Il peint, parfois au genipa (un des pigments les plus utilisés en Amazonie pour les peintures corporelles), des motifs sur les poissons, motifs toujours présents qui permettent de les distinguer les uns des autres. J’ai traduit le terme sharanahua cuduya par « couverts de motifs ». Sa racine, cudu, signifie à la fois « motif de peinture corporelle », « motif naturel apparaissant sur le corps de certains animaux » et « caractères de l’écriture ». À partir de cette polysémie, l’intégration de l’origine de l’écriture dans ce type de cellule narrative semblait au moins difficile. De fait, elle n’eut pas lieu.

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Leçons d’écriture (10/15)

10. Herlinda Agustín Fernandez

La lecture de L’histoire de Sangama me permet de revenir brièvement chez les Shipibo-Conibo, voisins des Yine. J’avais laissé les Shipibo au début du XIXe siècle, lorsqu’avait commencé à se propager la rumeur selon laquelle ils possédaient des livres couverts de hiéroglyphes. J’ai montré que cette rumeur était issue d’un malentendu : les Shipibo nommaient alors quellca, « livre », une bandelette de coton décorée de motifs graphiques ornementaux confiée aux jeunes novices lors d’un rituel célébrant l’âge de la puberté. Les Shipibo avaient choisi ce terme pour au moins deux raisons. D’abord leur langue établissait une association lexicale entre motifs graphiques et lignes d’écriture. Ensuite la cérémonie empruntait déjà plusieurs éléments à la liturgie catholique, l’analogie avec les livres des missionnaires franciscains n’en fut qu’un de plus.

La possible existence de livres chez les Shipibo continua toutefois, au XXe siècle, à intriguer les ethnologues et ils furent nombreux à les interroger à ce sujet. D’autant plus que les Shipibo devinrent, au long du siècle, de plus en plus réputés pour la qualité de leur artisanat : les ustensiles et les textiles de la vie quotidienne se transformèrent rapidement en marchandises destinées aux touristes étrangers. Les motifs graphiques ornant leur production se firent plus complexes, plus fins, plus baroques. De là à y voir des hiéroglyphes, la tentation était forte.

À en croire Bernd Brabec de Mori et Laida Mori Silvano de Brabec, le premier musicologue autrichien, la seconde institutrice shipibo, ce « mythe du livre », qui se propagea donc du milieu académique européen jusqu’aux Shipibo eux-mêmes, en vint à inspirer une nouvelle tradition.

Nous pensons que le mythe des livres provient d’une réinterprétation des livres et des cahiers utilisés par les missionnaires partout et de tout temps. Le mythe plus récent des « motifs chantés » semble tout simplement être une stratégie élaborée pour donner le change aux ethnologues (probablement à partir du milieu du XXe siècle) qui ne cessèrent d’essayer de résoudre l’énigme des livres en rapport avec les motifs graphiques des Shipibo et qui, évidemment, finirent par trouver des réponses.

En quoi consiste ce « mythe des motifs chantés » ? Brabec et Mori en donnent un exemple en décrivant la soirée d’inauguration, à Lima en 2007, d’une exposition consacrée aux textiles shipibo. Herlinda Agustín Fernandez, célèbre artisane et chamane shipibo, avait été invitée.

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Leçons d’écriture (9/15)

9. Sangama lecteur

J’en viens maintenant, enfin, aux interprétations de l’écriture, du livre et de la lecture que proposa Sangama. Il devrait désormais être clair que Sangama pensa le livre sur le modèle de la vision chamanique. Au cours de leurs rituels, les chamanes yine ingéraient un breuvage aux propriétés hallucinogènes qui leur permettait de découvrir le monde des entités surnaturelles. Sangama n’en avait pas besoin, il lui suffisait d’ouvrir un livre.

Pour bien comprendre cette substitution, il faut d’abord savoir que les visions chamaniques, en Amazonie, comprennent le plus souvent deux phases distinctes. La première est décrite dans les récits de vision comme un surgissement continu de formes géométriques colorées. Elles descendent du ciel, tournoient, clignotent, se succèdent rapidement les unes après les autres. On a voulu voir là un phénomène optique universel, une conséquence de l’absorption de psychotrope connue sous le nom de phosphène, ce qui me semble assez probable si j’en crois ma propre expérience. Les chamanes amazoniens associent généralement ces formes aux motifs graphiques de leurs répertoires ornementaux. Ainsi, les cudu des Sharanahua sont aussi bien des motifs graphiques ornementaux que les formes abstraites qui apparaissent durant les visions chamaniques. De même, les Yine nomment yonchi à la fois les motifs ornementaux de leur répertoire graphique et les formes géométriques qui surgissent au cours des visions.

Motifs graphiques des Yine

Motifs graphiques yine

Le récit de la seconde phase des visions comporte toujours l’apparition de multitudes d’entités humanoïdes, Sangama les nommait ses « enfants » et on les a retrouvées dans les descriptions des chamanes sharanahua, shipibo, siona, secoya ou wayãpi. Durant cette phase, les chamanes yine voyaient souvent apparaître, en plus de ces entités, de puissants esprits auxiliaires anthropomorphes comme la Mère de la Rivière ou la Mère de l’Ayahuasca. Ces esprits transmettaient aux chamanes leur savoir et leur pouvoir.

Les deux séquences étaient liées. Les chamanes pensaient qu’ils voyaient d’abord apparaître des ornements corporels, « dans le vide ». Ce n’est qu’ensuite que prenaient forme des entités humanoïdes décorées de ces mêmes motifs graphiques.

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Leçons d’écriture (8/15)

8. Sangama visionnaire

Je pensais présenter l’analyse de L’histoire de Sangama en une seule fois, mais il y a trop d’éléments à expliquer. Je la mènerai donc en deux temps : d’abord le contexte chamanique de l’histoire, ensuite les interprétations de l’écriture, du livre et de la lecture proposées par Sangama.

Les événements racontés dans le récit de Morán Zumaeta Bastín datent des premières décennies du XXe siècle. Le principal protagoniste, Sangama, était un Yine illettré, peut-être un chamane, qui utilisait les journaux et les livres abandonnés par ses patrons afin d’obtenir des messages plus ou moins prophétiques en rapport avec le monde des blancs.

Peter Gow, dans An Amazonian Myth and Its History, a remarqué que cet intérêt pour les documents écrits n’était pas nouveau chez les Indiens Yine, autrefois nommés Piro. Dans les années 1870, un missionnaire franciscain, Luis Sabaté, rapportait l’anecdote suivante :

Leur terreur de les rencontrer était si grande, que chaque jour, lorsque nous faisions halte sur une plage et que je sortais mon bréviaire pour réciter le divin office, les Piro venaient me demander ce que le livre me disait à propos des Campa [un autre groupe amérindien] : s’ils étaient proches ou belliqueux, s’ils nous attendaient ou s’ils leur feraient quoique ce soit.

Ils croyaient que le livre me parlait, et qu’il me suffisait de le regarder pour qu’il me dise ce qui allait se passer, qu’il éclaire mes doutes ou qu’il me montre ce qui était caché ; pour cette raison, il me demandait de lire le livre, non seulement pour que je leur donne des nouvelles des Campa, mais aussi pour que je leur dise où le tapir était passé, où ils pourraient pêcher avec succès, et d’autres idioties de la sorte ; car ils croyaient fermement que le bréviaire était un oracle et qu’il contenait le secret de toutes choses, raison pour laquelle ils m’appelaient Cajunchi, c’est-à-dire sorcier.

Dès cette époque, les Yine considéraient donc les missionnaires comme des chamanes, phénomène classique dans les Amériques indiennes et de toute façon assez cohérent. Ils envisageaient le livre soit comme un moyen de communication avec des entités surnaturelles, soit comme une entité surnaturelle, il est difficile de départager les deux interprétations. En tout cas, le livre parlait.

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Leçons d’écriture (7/15)

7. L’histoire de Sangama

J’ai essayé de montrer, la dernière fois, combien Júlio, le chef nambikwara de la Leçon d’écriture de Lévi-Strauss, appréhendait de manière complexe l’écriture et la lecture. Je terminai en suggérant que la geste de Júlio ne constituait pas un cas isolé.

Cette fois, je me contenterai de donner à lire un texte que j’ai traduit il y a quelques années. Il s’agit d’un récit narré à la fin des années 1950 par Morán Zumaeta Bastín, un Indien Yine, chef de la communauté de Bufeo Pozo (Bas Urubamba, Pérou) et professeur bilingue. Le texte a été recueilli, en langue yine, par une missionnaire du Summer Institute of Linguistics, Esther Mattheson. Ma traduction française, assez littérale afin de rendre perceptible le style oral du texte, a été réalisée à partir de la version anglaise. J’ai parfois consulté la version espagnole. J’ai vérifié puis homogénéisé certains termes en croisant le texte yine et le Diccionario Piro du Summer Institute of Linguistics.

Le texte est fascinant. Il décrit comment, au début du XXe siècle, un Indien Yine (Piro) nommé Sangama élabora une interprétation chamanique de l’écriture, du livre et de la lecture. Il mérite d’être lu en détail. Je proposerai, la prochaine fois, une analyse des aspects de ce texte qui me semblent pouvoir être mis en relation avec la Leçon d’écriture.

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Leçons d’écriture (6/15)

6. L’autorité d’un chef nambikwara

Il est temps de reprendre la lecture de la Leçon d’écriture. J’avais laissé les Nambikwara dessinant des lignes ondulées sur les papiers que leur avait distribué Lévi-Strauss.

Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires.

Le chef Júlio allait donc plus loin que les Indiens décrits dans l’ensemble des scènes d’imitation que l’on a rencontrées chez les Urubu, les Yanomami et les Matis. Son point de vue sur l’écriture ne se limitait pas à une interprétation uniquement graphique. Comme le remarque Lévi-Strauss, « il a immédiatement compris son rôle de signe », c’est-à-dire la relation que les lignes sinueuses entretenaient avec la parole ou le discours. Simplement, Júlio restait analphabète. Cette relation sémiotique de codage phonographique lui apparaissait dans toute sa généralité et non dans le détail des lettres. Il ne pouvait guère rédiger, aux yeux de l’ethnologue, que des « grimoires », des ouvrages obscurs, compliqués ou indéchiffrables.

Lévi-Strauss et Júlio

Lévi-Strauss et Júlio

Il est difficile d’imaginer ce que pensait alors Júlio. Lévi-Strauss le décrit « anxieux » et « chagrin », perdant ses « illusions » chaque fois que le « miracle » de la signification échouait à advenir. Il aurait été « à moitié dupe de sa comédie ». Peut-être, mais dans quel sens ? Il est très possible que Júlio se rendît compte qu’il ne faisait pas exactement la même chose que l’ethnologue. Néanmoins, « le commentaire verbal » surgissait « presque aussitôt », comme si le chef avait bien compris que l’écriture était associée au discours, mais pas qu’elle pouvait le remplacer. Dès lors, on peut imaginer que pour lui, l’écriture remplissait adéquatement sa fonction lorsqu’elle accompagnait un discours oral, sans s’y substituer. Son usage, dans un contexte d’échange de paroles, pouvait ainsi être de conférer une nouvelle valeur à son discours : en associant son discours à des lignes d’écriture, il aurait cherché à lui conférer une autorité qui soit au moins égale à celle de Lévi-Strauss, autre chef de groupe au niveau duquel il se hissait de cette manière.

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Leçons d’écriture (5/15)

5. Le livre shipibo

Comme promis, j’abandonne temporairement la Leçon d’écriture de Lévi-Strauss pour un bref excursus sur les conséquences de l’association très répandue en Amazonie entre écriture et répertoires graphiques ornementaux. Je rappelle que de nombreuses langues amazoniennes désignent les lettres de l’alphabet et les motifs de leur répertoire ornemental traditionnel à l’aide d’un même mot polysémique.

Une des conséquences probables de cette association lexicale stabilisée est que lorsque les Indiens découvrirent les crayons et le papier (que les ethnologues aimaient distribuer), leur première pratique graphique consista parfois à imiter l’écriture en traçant des lignes composées de zigzags, de traits ou de motifs géométriques, autant de formes élémentaires qu’ils avaient l’habitude de se dessiner à même la peau, de tresser sur les paniers ou de peindre sur des calebasses. La spontanéité de cette imitation était donc toute relative : elle était déjà médiatisée par une interprétation analogique pérennisée dans la langue.

Il est arrivé que des Indiens d’Amazonie élaborent une réflexion plus libre à partir de cette association entre écriture et motifs graphiques traditionnels. Par exemple, en 2009, Obadias Batista Garcia et Ranulfo de Oliveira, deux Indiens Sateré-Mawé (tupi) du Brésil, furent invités par le musée d’ethnologie de Vienne pour étudier une série d’objets fabriqués par leurs lointains parents et collectés par le naturaliste autrichien Johann Natterer au début du XIXe siècle. Au cours du séjour, ils proposèrent une interprétation originale d’une massue cérémonielle nommée puratig. Ils la considérèrent non pas comme une arme mais comme une « patente » : les motifs géométriques qui ornaient la massue étaient, selon eux, une écriture qu’il aurait été autrefois possible de lire.

Quand les textes du puratig étaient lus à voix haute, les enfants n’étaient pas autorisés à entrer dans la maison pour écouter. […] C’est ce que faisaient les anciens autrefois. Dans notre culture, le puratig est aussi la Bible.

Ils expliquèrent ensuite comment, dans les années 1960, des missionnaires des États-Unis étaient venus chez eux pour « écrire leur langue », leur apprendre à maîtriser l’alphabet et leur faire découvrir la Bible chrétienne. Ils poursuivirent en précisant qu’à présent, plus personne ne savait déchiffrer l’écriture du puratig, à cause de l’interdiction qui avait été faite aux enfants d’écouter les lectures rituelles. De ce fait, la massue a été remplacée, chez les Sateré-Mawé, par le Nouveau Testament publié en 1986 par la Liga Bíblica do Brasil avec, en couverture, une reproduction du puratig. Que l’on croit ou non à une antique lecture des motifs de la massue cérémonielle, il n’en reste pas moins que ces Indiens d’Amazonie élaborèrent une interprétation de l’écriture fondée sur une analogie avec leur répertoire graphique traditionnel.

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Leçons d’écriture (4/15)

4. Une polysémie

J’ai montré jusqu’à présent que l’imitation de l’écriture, par des Indiens d’Amazonie illettrés, sous forme de lignes horizontales parallèles composées de zigzags, de petits traits verticaux, de caractères discrets ou même de pseudo-lettres de l’alphabet, ne se restreignait pas à l’anecdote rapportée dans la Leçon d’écriture de Lévi-Strauss mais constituait un phénomène assez répandu, à la fois dans le temps et dans l’espace. Comment expliquer la similarité de ces imitations ?

Je reviens donc au texte de Lévi-Strauss. L’ethnologue y précisait que les Nambikwara ne savaient ni écrire, ni dessiner. Il faut deviner derrière cette affirmation un peu péremptoire une comparaison implicite avec les Indiens Caduveo, évoqués à la phrase suivante. Les Caduveo se distinguaient alors par la richesse de leur tradition de graphismes ornementaux dont Lévi-Strauss, à la suite de l’artiste italien Guido Boggiani, avait pu apprécier de visu la qualité. Lévi-Strauss consacra d’ailleurs plusieurs textes à leurs magnifiques tatouages asymétriques.

Tatouage caduevo (dessin de Guido Boggiani)

Tatouage caduveo (dessin de Guido Boggiani)

Comparés aux Caduveo, les Nambikwara paraissaient assez pauvres d’un point de vue artistique. Dire qu’ils ne savaient pas dessiner constitue cependant une exagération. D’abord, Lévi-Strauss lui-même reproduit ailleurs certains « dessins spontanés » des Nambikwara, des « innovations » apparemment dénuées de rapport avec une tradition graphique préexistante – quoiqu’ils ressemblent à certains pétroglyphes photographiés par Luiz de Castro Faria au cours de la mission scientifique.

"Dessins spontanés" nambikwara (à gauche, un homme; à droite un signe)

« Dessins spontanés » nambikwara (à gauche, un homme; à droite, un singe)

Pétroglyphe sur le mur d'une maison (photographie de Luiz de Castro Faria)

Pétroglyphe sur le mur d’une maison (photographie de Luiz de Castro Faria)

Ensuite, Lévi-Strauss évoque les quelques « pointillés », « zigzags » et autres « traits géométriques » que les Nambikwara dessinaient sur leurs calebasses. Je n’ai trouvé ces ornements ni dans la collection de calebasses nambikwara collectée par Lévi-Strauss et conservée au musée du quai Branly, ni dans les photographies issues de la mission. Tout au plus ai-je repéré, sur l’une des photographies de Lévi-Strauss,  une boîte de conserve qui semble avoir été décorée par les Nambikwara : il s’agit de deux lignes verticales parallèles contenant une ligne en zigzags, un motif très courant dans les répertoires graphiques d’Amazonie (et d’ailleurs) où il est généralement désigné sous le nom de « serpent ». Lire la suite