La silhouette dessinée sur la puna du mont Razuhuillca par une lumière blafarde, lunaire, l’homme blanc, guidé par l’odeur de la chair humaine, faisait progresser son cheval sur un chemin caillouteux. Il avait laissé au crépuscule la grotte où il vivait entouré de squelettes, de cadavres en composition et d’instruments métalliques, et il s’approchait tranquillement de l’abri d’un berger, une petite maison de pierres aux parois en ruine et au toit défoncé. Il mit pied à terre à une distance raisonnable de la bâtisse pour ne pas effrayer les brebis et éviter que le jeune berger ne se réveillât, puis il plongea une main dans le sac en cuir humain qu’il portait en bandoulière et en retira une pleine poignée de poudre. À l’entrée de la maison il souffla la poudre sur sa victime, un enfant encore, qui ouvrit les yeux et se découvrit paralysé, réellement paralysé, observant impuissant des vêtements gris, des mains griffues, une longue barbe, des cheveux longs et sales, des boucles d’oreilles et un regard bleu vif. L’homme blanc sortit un long couteau à la lame courbe et découpa soigneusement la langue de l’enfant. Puis dans le lourd silence de la puna, toisé par les mille yeux du ciel étoilé, il extirpa lentement la graisse du corps agonisant. Quand un grand bocal fut entièrement rempli, il égorgea l’enfant, siffla son cheval et s’éloigna de la maison délabrée.
On dit parfois que cette graisse ravie est vendue à des laboratoires étrangers qui l’emploient dans la préparation de médicaments ; d’autres pensent qu’elle est utilisée pour faire prendre des alliages de métaux, pour fabriquer les armes utilisées par les Américains en Corée, au Vietnam ou ailleurs, pour lubrifier le moteur des trains, des avions et des satellites, pour alimenter le processeur des ordinateurs ; d’autres enfin disent que le président du Pérou s’en sert pour régler la dette contractée envers les puissances occidentales.
Comme tous les anthropologues qui ont séjourné dans les pays andins je connais depuis longtemps ce récit traditionnel qui se raconte dans le quechua et l’aymara des montagnes de la cordillère. L’homme blanc, nommé pishtaco, nakaq ou kharisiri, y est toujours présenté comme un prédateur de paysans indiens. Lors de mon dernier séjour au Pérou cette histoire m’a hanté continument, je la retrouvai à l’arrière-plan de chacune de mes lectures et, sans que je m’en rende clairement compte, elle en vint à informer à la dérobée la composition, entre argumentation et narration, de l’étude qui suit, une enquête sur le viol des Andes par l’écriture, sur les conséquences dévastatrices du malentendu, sur les impasses du métier d’anthropologue.
J’ai commencé ce texte en poursuivant, dans un corpus hétéroclite de récits andins, un simple motif narratif : la représentation diffuse de l’écriture et du livre comme allégories d’une impossible compréhension, mêlant mensonge, domination et aversion, entre paysans indiens et colons étrangers. Au cours de cette recherche j’ai croisé des anthropologues de gauche et des anthropologues de droite, j’ai découvert comment au Pérou l’anthropologie était inséparable aussi bien de la politique que de la littérature et mon texte, qui aurait dû prendre la forme d’un exposé argumenté sur les conditions de l’invention, de la réception, de la propagation et de la transformation d’un morceau de récit andin, se retrouva désagrégé avec minutie par une série de courtes narrations auxquelles il me sembla nécessaire de faire place, des portraits de Péruviens illustres pour qui l’anthropologie n’était qu’un autre moyen de faire de la politique et des récits d’événements qui s’élaborèrent en contrepoint des polyphonies de Mario Vargas Llosa, courtes narrations qui réagirent insidieusement sur le squelette argumentatif de l’enquête et l’orientèrent vers une mise en question de sa propre légitimité intellectuelle. J’étais moi aussi rattrapé par le pishtaco, il n’était plus une figure lointaine, exotique, un aperçu fantasmatique de la vision des vaincus, il devint la condition même de mon enquête et de mon écriture.
Je n’étais que depuis quelques jours à Lima lorsque je découvris, par hasard, un texte surprenant, la traduction espagnole d’un récit raconté au mois de juillet 1971 par un « vieillard quechua », Isidro Huamaní, au jeune ethnologue Alejandro Ortiz Rescaniere, disciple de l’écrivain José María Arguedas, figure tutélaire de l’anthropologie péruvienne qui s’était suicidé d’une balle dans la tempe quelques mois auparavant. Isidro Huamaní n’avait quitté son village de la région d’Andamarca que pour un bref séjour à Lima, chez son arrière-petit-fils qui habitait le quartier de Comas. Il ne manifesta aucune curiosité : alors qu’il arpentait la capitale péruvienne pour la première fois de sa vie, il posa peu de questions, comme si tout lui paraissait familier, naturel. Lorsque l’ethnologue lui parla de son expérience malheureuse de l’école, le vieil homme raconta l’histoire suivante.
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