Fr. 10 – À propos du Traité des mondes factices

Ce texte devait initialement accompagner la sortie du Traité des mondes factices. L’idée était d’en faciliter un peu l’accès en proposant quelques pistes de lecture. La journaliste qui l’a commandé s’est toutefois volatilisée avant même que je ne finisse de l’écrire et le journal n’a pas donné suite. Je publie donc ici cette très brève ébauche de mode d’emploi.

J’ai conçu le Traité des mondes factices avec à l’esprit plusieurs niveaux de lecture. Il peut ainsi tout à fait être abordé comme une suite de neuf chapitres indépendants les uns des autres. Chacun se caractérise par une complète autonomie, avec sa problématique, son argument et son champ d’objets propres. De ce point de vue leur ordre importe peu, on peut sauter des chapitres à l’envi. Ce mode de lecture, papillonnant, ne devrait pas constituer un obstacle pour saisir les principales propositions du livre. Il permet la découverte d’œuvres à peu près inconnues ou d’approches inhabituelles d’œuvres bien connues. Il conduit à comprendre en quoi certains écrivains peuvent être considérés comme des philosophes et, en particulier, comment ils ont su être extrêmement attentifs aux problèmes métaphysiques liées à la cosmologie, domaine devenu d’accès ardu chez les physiciens et laissé à peu près en jachère par les philosophes ; ce n’est certes pas l’aspect le plus original du livre mais j’ai essayé d’être clair et précis et de mettre au point une méthode d’enquête fructueuse. Une telle lecture, même rapide, devrait suffire pour constater qu’il n’est guère question dans ce livre – comme dans la plupart des livres aujourd’hui – que de l’artificialisation de la Terre, de l’extinction du vivant et de la numérisation globale des interactions humaines.

Une autre lecture, plus exigeante, est toutefois possible. Elle est évoquée de manière mystérieuse dans l’ouverture mais ses tenants et aboutissants sont expliqués dans la clôture. C’est une lecture linéaire qui court du premier au dernier chapitre. L’argumentation s’y fait narration : non seulement le texte fait alors autant appel à la sensibilité qu’à l’intelligence, mais il prend la forme d’un récit composé de trois cellules successives qui toutes empiètent les unes sur les autres. La première a trait à notre matérialité, visqueuse et fragile, à notre finitude biologique et à toute l’étendue de nos incompréhensions. (Une recension s’est très sérieusement demandée dans quelle mesure cette cellule témoignait d’une « complaisance envers le sadisme » tant les horreurs y sont omniprésentes ; je dois avouer être assez heureux de ce recyclage spontané du vocabulaire utilisé d’ordinaire par la critique pour disqualifier le cinéma que j’aime, celui de Lucio Fulci, Brian Yuzna, David Lynch, Lars von Trier, Pascal Laugier, Tom Six, Julia Ducournau, Jennifer Kent ou Ari Aster.) La deuxième cellule est une affaire plus classique de décentrement, de devenir-autre, de perspectivisme. J’y suis irréductiblement attaché même si j’ai conscience que cette combinaison de curiosité envers les altérités les plus radicales et de désir d’invisibilité, d’effacement de son autorité, est bien souvent un privilège d’homme blanc. La troisième cellule constitue à mes yeux une approche préliminaire, par le bais de certains de ses composants (la facticité, la clôture, etc.), du concept de monde imaginaire, concept que je souhaite maintenir aussi éloigné de la psychologie que de l’anthropologie, et que j’aimerais penser en continuité avec la Jungle d’Alexius Meinong, le Fantasia de Michael Ende ou l’Immatéria d’Alan Moore. Il ne s’agit là que d’une propédeutique, d’autres développements sont en cours. Mais concaténées les unes aux autres, ces trois cellules narratives racontent une histoire et définissent une position : on tente d’en finir une fois pour toutes avec l’immortalité, l’assujettissement et le sublime puis on cherche comment faire sans.

La clef chronologique livre encore une autre lecture. J’ai écrit le premier texte du livre, le chapitre zéro, en 2018, un semestre après L’autre-mental, et on y trouve logiquement l’issue d’un long conflit intérieur avec mon identité d’anthropologue. À partir de ce centre émanent deux lignes, deux séries de chapitres très différentes. La première regroupe les chapitres -4, -3, -2 et -1. Ils ont pour la plupart été écrits dans la foulée du chapitre zéro et ils m’ont parfois servi d’exutoires : à une époque où je devais me soumettre à des rites de passage académiques déprimants, je voulais rendre au moins cette partie de mon travail irrécupérable. Ce sont des chapitres interrogatifs, perplexes, souvent monstrueux et terrifiants, difficiles à digérer si j’ai atteint mon objectif. La seconde série regroupe les chapitres 1, 2, 3 et 4. Ils ont été écrits à partir de 2020, pendant les confinements successifs. Ils reflètent le redoutable contrôle coercitif qui fut alors imposé à tous, mais aussi l’expérience joyeuse, enfin légitime pour certains, d’un monde alternatif. Ce sont des chapitres plus assertifs, plus constructifs, où j’explore calmement une pluralité de mondes tous plus ou moins monadiques. Idéalement ces deux séries de chapitres devraient se superposer : elles ne viennent pas l’une après l’autre, elles sont simultanées et se contaminent mutuellement. Il a cependant fallu réduire ces deux dimensions à la dimension unique, linéaire, du livre. Une composition en quinconce m’a paru peu lisible, c’est pourquoi j’ai opté pour un agencement un peu singulier, une sorte de fonction gaussienne élémentaire.

Il existe bien entendu de nombreuses autres lectures possibles. J’en ai gardé certaines pour moi et un des objectifs de la publication est d’en susciter d’autres encore. Dernier point cependant : on m’a souvent demandé en quoi ce livre était un Traité. J’ai certes songé aux nombreux Traités de la pluralité des mondes parus entre le 17e et le 19e siècle, ouvrages où sont décrites les différentes « races » habitant les planètes du système solaire et où sont tirées les conséquences philosophiques et théologiques de cet état des choses. Ces Traités sont aussi les ancêtres de la littérature de science-fiction la plus métaphysique, si l’on en croit par exemple Karl S. Guthke. C’est toutefois pour une autre raison que j’ai choisi ce titre un peu ronflant : j’ai voulu souligner, avec une légère dose d’ironie, ce que je considère comme un des principaux apports du livre : la proposition d’une histoire des idées métaphysiques dont le champ d’étude soit les fictions (littéraires et cinématographiques) plutôt que la seule philosophie ou les seules sciences. Cette histoire repose sur l’étude de la circulation des concepts à l’intérieur du domaine à peu près inépuisable de la fiction mais aussi entre la fiction, la philosophie et les sciences. La démarche est évidente en ce qui concerne la littérature médiévale, depuis au moins Ernst Robert Curtius (la Cosmographie du poète Bernard Silvestre est indissociable de la théologie de l’École de Chartres) ; elle a aussi été régulièrement appliquée aux corpus de l’époque moderne, depuis les travaux fondateurs de Marjorie Nicolson ou d’Hélène Tuzet (Le Songe de Kepler ne peut être lu qu’à la lumière de son astronomie et de sa traduction de Plutarque) ; mais elle demeure à peine esquissée pour le vingtième siècle, lorsqu’après quelques tâtonnements européens, la littérature à vocation métaphysique s’est massivement concentrée dans la science-fiction anglo-saxonne (puis, un peu plus tard, dans la fable philosophique de langue espagnole).

C’est ainsi que dans le chapitre le plus long, Les échappées, j’ai voulu faire l’histoire du concept de réel ou de réalité du monde dans la science-fiction du vingtième siècle (la quatrième de couverture ne fait d’ailleurs à peu près allusion qu’à ce chapitre). Il fallait tenir ensemble deux perspectives : le point de vue du créateur, hors le monde, et le point de vue de la créature, dans le monde. En d’autres termes, le point de vue métaphysique du démiurge, du savant fou, de l’écrivain (fabriquer un monde, lui conférer des caractéristiques ontologiques variables, faire des expériences dans ce monde, le détruire) et le point de vue épistémologique de la créature, du cobaye, du témoin sous emprise (se rendre compte que le monde n’est pas celui que l’on croyait, que le monde est faux, qu’il y a ou non un arrière monde). Le seul point de vue de Dieu eût conduit à un Traité du monde cartésien, dogmatique et didactique. La prise en compte concomitante du point de vue de la créature introduit une inquiétude, une sensibilité paranoïaque peut-être plus proche du petit théâtre des Méditations : elle fait exploser le carcan du Traité, laisse s’immiscer le doute, la peur, la souffrance, la déliquescence, et finit par laisser place à un récit halluciné. Ce Traité des mondes factices est par conséquent, c’était prévisible, un faux Traité.

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