Parution 27 – Miscellanées

Quelques parutions récentes que je n’ai pas pris le temps d’annoncer sur ce site.

D’abord l’édition des lettres que Domingo Adiel Aguilar Torres, un jeune Maya du Yucatán, adressa entre le 30 mai et le 30 juin 1950 à Robert H. Barlow, un anthropologue nord-américain. Ces lettres manuscrites, que j’ai découvertes en 2017 à Cholula, dans les archives de l’Universidad de las Américas, composent un feuilleton autobiographique dans lequel Domingo décrit, en langue maya, divers aspects de sa vie villageoise, de ses (més-)aventures amoureuses et de ses voyages. Laura Romero, Olivier Le Guen et moi avons voulu faire de ce corpus une édition avant tout philologique : j’y dresse certes un bref portrait de Robert H. Barlow tandis qu’Olivier analyse le contenu culturel et linguistique de la correspondance, mais l’important à nos yeux était de publier une transcription précise et une traduction fidèle (en espagnol) de tout le corpus, travail qu’Olivier a mené à bien avec Mayati Yajaira Cahum Chan. Nous avons également tenu à ce que tous les manuscrits soient reproduits en fac-similé. L’idée était d’offrir un accès direct et complet à l’ensemble des documents pour que chacun puisse les regarder, les lire et les interpréter comme bon lui semble – ce que ne devraient pas manquer de faire les historiens, les anthropologues, les linguistes mais aussi tous les lecteurs mayanophones (c’est d’ailleurs pourquoi il a été décidé de donner à cette édition très scientifique une maquette ludique et accueillante). Tsubasa Okoshi a bien voulu rédiger la quatrième de couverture de cette entreprise intrinsèquement collective.

La correspondencia en maya yucateco entre Robert H. Barlow y Domingo Adiel Aguilar Torres, sous la direction de Pierre Déléage & Olivier Le Guen. San Andrés Cholula, Fundación Universidad de las Américas, Puebla, 2023.

L’ouvrage peut être consulté en ligne, dans son intégralité, ici : https://issuu.com/webudlap/docs/la-correspondencia-en-maya-yucateco-udlap.

Ensuite le chapitre d’un ouvrage collectif sur la petite ville de Pahuatlán au Mexique : il s’agit d’une présentation de l’œuvre écrite du spécialiste rituel otomí Alfonso García Téllez. C’est pour l’essentiel une traduction espagnole très légèrement retouchée de la préface qui accompagnait en 2018 l’édition des Écrits d’Alfonso Margarito García Téllez par la Société d’ethnologie. Carlos Guadalupe Heiras Rodríguez s’est chargé de la traduction.

« Los libros de Alfonso García Téllez », Pahuatlán. La disputa por las identidades, sous la direction de Libertad Mora. Puebla, Perspectivas Interdisciplinarias en Red, 2023, p. 73-108.

Ensuite un texte à propos de la nouvelle de l’écrivain nord-américain Ted Chiang, Story of Your Life, et secondairement du film qui en a été tiré. Il y est question d’une écriture étrange, d’un renversement de perspectives et de l’éternalisme. C’est la version originale, un peu différente, de ce qui par la suite est devenu le chapitre zéro du Traité des mondes factices.

« Les illusions nécessaires », Écrire avec et sans, sous la direction de Laurence Cathala, Sébastien Dégeilh, Jérôme Dupeyrat & Olivier Huz. Toulouse, Institut supérieur des arts et du design de Toulouse, 2023, p. 215-224.

Enfin un bref texte, intitulé Les archi-fossiles, qui est aussi une variation sur quelques pages de L’Autre-mental. Il est publié par Laurent Marissal dans une livraison de ¬ Nada qui reprend certaines de nos actions communes entreprises il y a quelques années, lorsque je m’interrogeais sur la personnalité équivoque de Pierre Darriand.

« Les archi-fossiles », ¬ Nada 59, 2023, p. 3.

Parution 26 – 北极的疯狂

Une version chinoise de La folie arctique (北极的疯狂) vient de paraître aux Presses populaires de Shanghai (上海人民出版社). La traduction est de Gao Song (高松), la révision de Liu Qi (刘琪).

Pour celles et ceux qui lisent le chinois, une recension par Chen Jin (陈晋) est parue dans le China Reading Weekly (中华读书报) du 7 juin 2023. Une présentation du livre par Liu Qi et Gao Song est également parue dans The Thinker (信睿周报) le 31 octobre 2023.

Fr. 10 – À propos du Traité des mondes factices

Ce texte devait initialement accompagner la sortie du Traité des mondes factices. L’idée était d’en faciliter un peu l’accès en proposant quelques pistes de lecture. La journaliste qui l’a commandé s’est toutefois volatilisée avant même que je ne finisse de l’écrire et le journal n’a pas donné suite. Je publie donc ici cette très brève ébauche de mode d’emploi.

J’ai conçu le Traité des mondes factices avec à l’esprit plusieurs niveaux de lecture. Il peut ainsi tout à fait être abordé comme une suite de neuf chapitres indépendants les uns des autres. Chacun se caractérise par une complète autonomie, avec sa problématique, son argument et son champ d’objets propres. De ce point de vue leur ordre importe peu, on peut sauter des chapitres à l’envi. Ce mode de lecture, papillonnant, ne devrait pas constituer un obstacle pour saisir les principales propositions du livre. Il permet la découverte d’œuvres à peu près inconnues ou d’approches inhabituelles d’œuvres bien connues. Il conduit à comprendre en quoi certains écrivains peuvent être considérés comme des philosophes et, en particulier, comment ils ont su être extrêmement attentifs aux problèmes métaphysiques liées à la cosmologie, domaine devenu d’accès ardu chez les physiciens et laissé à peu près en jachère par les philosophes ; ce n’est certes pas l’aspect le plus original du livre mais j’ai essayé d’être clair et précis et de mettre au point une méthode d’enquête fructueuse. Une telle lecture, même rapide, devrait suffire pour constater qu’il n’est guère question dans ce livre – comme dans la plupart des livres aujourd’hui – que de l’artificialisation de la Terre, de l’extinction du vivant et de la numérisation globale des interactions humaines.

Une autre lecture, plus exigeante, est toutefois possible. Elle est évoquée de manière mystérieuse dans l’ouverture mais ses tenants et aboutissants sont expliqués dans la clôture. C’est une lecture linéaire qui court du premier au dernier chapitre. L’argumentation s’y fait narration : non seulement le texte fait alors autant appel à la sensibilité qu’à l’intelligence, mais il prend la forme d’un récit composé de trois cellules successives qui toutes empiètent les unes sur les autres. La première a trait à notre matérialité, visqueuse et fragile, à notre finitude biologique et à toute l’étendue de nos incompréhensions. (Une recension s’est très sérieusement demandée dans quelle mesure cette cellule témoignait d’une « complaisance envers le sadisme » tant les horreurs y sont omniprésentes ; je dois avouer être assez heureux de ce recyclage spontané du vocabulaire utilisé d’ordinaire par la critique pour disqualifier le cinéma que j’aime, celui de Lucio Fulci, Brian Yuzna, David Lynch, Lars von Trier, Pascal Laugier, Tom Six, Julia Ducournau, Jennifer Kent ou Ari Aster.) La deuxième cellule est une affaire plus classique de décentrement, de devenir-autre, de perspectivisme. J’y suis irréductiblement attaché même si j’ai conscience que cette combinaison de curiosité envers les altérités les plus radicales et de désir d’invisibilité, d’effacement de son autorité, est bien souvent un privilège d’homme blanc. La troisième cellule constitue à mes yeux une approche préliminaire, par le bais de certains de ses composants (la facticité, la clôture, etc.), du concept de monde imaginaire, concept que je souhaite maintenir aussi éloigné de la psychologie que de l’anthropologie, et que j’aimerais penser en continuité avec la Jungle d’Alexius Meinong, le Fantasia de Michael Ende ou l’Immatéria d’Alan Moore. Il ne s’agit là que d’une propédeutique, d’autres développements sont en cours. Mais concaténées les unes aux autres, ces trois cellules narratives racontent une histoire et définissent une position : on tente d’en finir une fois pour toutes avec l’immortalité, l’assujettissement et le sublime puis on cherche comment faire sans.

La clef chronologique livre encore une autre lecture. J’ai écrit le premier texte du livre, le chapitre zéro, en 2018, un semestre après L’autre-mental, et on y trouve logiquement l’issue d’un long conflit intérieur avec mon identité d’anthropologue. À partir de ce centre émanent deux lignes, deux séries de chapitres très différentes. La première regroupe les chapitres -4, -3, -2 et -1. Ils ont pour la plupart été écrits dans la foulée du chapitre zéro et ils m’ont parfois servi d’exutoires : à une époque où je devais me soumettre à des rites de passage académiques déprimants, je voulais rendre au moins cette partie de mon travail irrécupérable. Ce sont des chapitres interrogatifs, perplexes, souvent monstrueux et terrifiants, difficiles à digérer si j’ai atteint mon objectif. La seconde série regroupe les chapitres 1, 2, 3 et 4. Ils ont été écrits à partir de 2020, pendant les confinements successifs. Ils reflètent le redoutable contrôle coercitif qui fut alors imposé à tous, mais aussi l’expérience joyeuse, enfin légitime pour certains, d’un monde alternatif. Ce sont des chapitres plus assertifs, plus constructifs, où j’explore calmement une pluralité de mondes tous plus ou moins monadiques. Idéalement ces deux séries de chapitres devraient se superposer : elles ne viennent pas l’une après l’autre, elles sont simultanées et se contaminent mutuellement. Il a cependant fallu réduire ces deux dimensions à la dimension unique, linéaire, du livre. Une composition en quinconce m’a paru peu lisible, c’est pourquoi j’ai opté pour un agencement un peu singulier, une sorte de fonction gaussienne élémentaire.

Il existe bien entendu de nombreuses autres lectures possibles. J’en ai gardé certaines pour moi et un des objectifs de la publication est d’en susciter d’autres encore. Dernier point cependant : on m’a souvent demandé en quoi ce livre était un Traité. J’ai certes songé aux nombreux Traités de la pluralité des mondes parus entre le 17e et le 19e siècle, ouvrages où sont décrites les différentes « races » habitant les planètes du système solaire et où sont tirées les conséquences philosophiques et théologiques de cet état des choses. Ces Traités sont aussi les ancêtres de la littérature de science-fiction la plus métaphysique, si l’on en croit par exemple Karl S. Guthke. C’est toutefois pour une autre raison que j’ai choisi ce titre un peu ronflant : j’ai voulu souligner, avec une légère dose d’ironie, ce que je considère comme un des principaux apports du livre : la proposition d’une histoire des idées métaphysiques dont le champ d’étude soit les fictions (littéraires et cinématographiques) plutôt que la seule philosophie ou les seules sciences. Cette histoire repose sur l’étude de la circulation des concepts à l’intérieur du domaine à peu près inépuisable de la fiction mais aussi entre la fiction, la philosophie et les sciences. La démarche est évidente en ce qui concerne la littérature médiévale, depuis au moins Ernst Robert Curtius (la Cosmographie du poète Bernard Silvestre est indissociable de la théologie de l’École de Chartres) ; elle a aussi été régulièrement appliquée aux corpus de l’époque moderne, depuis les travaux fondateurs de Marjorie Nicolson ou d’Hélène Tuzet (Le Songe de Kepler ne peut être lu qu’à la lumière de son astronomie et de sa traduction de Plutarque) ; mais elle demeure à peine esquissée pour le vingtième siècle, lorsqu’après quelques tâtonnements européens, la littérature à vocation métaphysique s’est massivement concentrée dans la science-fiction anglo-saxonne (puis, un peu plus tard, dans la fable philosophique de langue espagnole).

C’est ainsi que dans le chapitre le plus long, Les échappées, j’ai voulu faire l’histoire du concept de réel ou de réalité du monde dans la science-fiction du vingtième siècle (la quatrième de couverture ne fait d’ailleurs à peu près allusion qu’à ce chapitre). Il fallait tenir ensemble deux perspectives : le point de vue du créateur, hors le monde, et le point de vue de la créature, dans le monde. En d’autres termes, le point de vue métaphysique du démiurge, du savant fou, de l’écrivain (fabriquer un monde, lui conférer des caractéristiques ontologiques variables, faire des expériences dans ce monde, le détruire) et le point de vue épistémologique de la créature, du cobaye, du témoin sous emprise (se rendre compte que le monde n’est pas celui que l’on croyait, que le monde est faux, qu’il y a ou non un arrière monde). Le seul point de vue de Dieu eût conduit à un Traité du monde cartésien, dogmatique et didactique. La prise en compte concomitante du point de vue de la créature introduit une inquiétude, une sensibilité paranoïaque peut-être plus proche du petit théâtre des Méditations : elle fait exploser le carcan du Traité, laisse s’immiscer le doute, la peur, la souffrance, la déliquescence, et finit par laisser place à un récit halluciné. Ce Traité des mondes factices est par conséquent, c’était prévisible, un faux Traité.

Parution 25 – Les Mondes factices

En librairie à partir d’aujourd’hui

(Présentation de l’éditeur) Vous est-il arrivé de douter de la réalité du monde autour de vous ? Avez-vous déjà été hanté par certains indices troublants, par une sensation d’hallucination généralisée, par une impression tenace de mystification ? N’avez-vous jamais pensé que votre vie entière n’était qu’illusion, contrefaçon et même imposture? Peut-être aviez-vous raison : il faudrait alors vous résoudre à vivre dans un monde factice.

De Gabriel Tarde à Maurice Renard, de H. G. Wells à Philip K. Dick, David Cronenberg ou Ted Chiang, une riche lignée d’écrivains et de cinéastes a été obsédée par ce sentiment diffus d’irréalité. Ils ont, dans leurs récits, imaginé puis fait l’expérience d’une multitude de mondes faux, dans lesquels on croise, avec jubilation et inquiétude, des humains réduits à l’état de cobayes par des extraterrestres, des scientifiques fabriquant des simulacres d’univers ou des dieux défaillants infiltrant la psyché malade de leurs fidèles. En inventant ces mondes factices, souvent effrayants, toujours fantasques, écrivains et cinéastes sont devenus philosophes, et plus précisément métaphysiciens. Ils nous ont révélé un abîme sous nos rassurantes certitudes : une manière étrange et nouvelle de voir, de sentir et de penser le monde.

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Lectures dans Nor Haratch Hebdo (351, 2023, par Chaké Matossian), dans Bifrost (110, 2023, par Erwann Perchoc) et dans Tumatxa (25, 2023, par Peio Cachenaut). J’ai brièvement parlé du livre dans un Book Club de France Culture.

Parution 24 – L’Enchâssement

En librairie à partir d’aujourd’hui

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(Présentation de l’éditeur) Que se passe-t-il lorsque certains procédés poétiques et narratifs propres à la littérature sont importés dans l’écriture des sciences humaines ? Un partage repensé entre argumentation et narration ? Une lente et méthodique dérive vers la fiction ? Une attention renouvelée aux techniques et aux formes du récit ? Une déstructuration du compte-rendu d’enquête ? Un usage à la fois plus explicite et plus retors de la position d’auteur ? Une reconnaissance des fantasmes sous-jacents à toute construction d’objet théorique, à toute activité spéculative ?

Les deux séries de textes qui constituent ce livre explorent ces questions par tâtonnements successifs. Si les problèmes anthropologiques du savoir, de l’écriture et de l’autorité en constituent assez classiquement le point de départ, ce n’est que pour mieux ménager les conditions d’un dispositif expérimental où les récits d’enquêtes, toujours rigoureusement menés, se délitent néanmoins peu à peu. Des variétés distinctes de fabulation apparaissent alors sans jamais trancher tout à fait le cordon ombilical qui les rattache aux sciences humaines.

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L’Enchâssement clôture l’expérience intellectuelle de ce site : il est composé de textes tous originellement publiés ici, entre 2013 et 2017 ; ils en ont été désormais retirés à la demande de l’éditeur. Il me semble qu’ils témoignent de l’extraordinaire liberté offerte par l’auto-publication en ligne, loin, très loin des instances éditoriales traditionnelles (pour en savoir plus, lire ce bilan). Écrits et auto-publiés en même temps que les chapitres de Lettres mortes, repris dans diverses collaborations avec des artistes et des écrivains, ils m’ont permis de réorienter assez radicalement certains pans de mes recherches. Ils forment ainsi très clairement le terreau sur lequel s’est ensuite épanouie La Folie arctique et ils annoncent, plus discrètement, les méandres de L’Autre-mental. Je suis très heureux que les éditions Gruppen aient souhaité les regrouper en un seul volume.

Pour en savoir (un peu) plus sur ce livre, on pourra lire ce bref entretien dans la Lettre de l’InSHS ou écouter cette discussion dans Les voix du crépuscule de Radio Campus.

Fr. 9 – Dix ans

J’ai créé ce site – selon la légende – le 21 décembre 2012, dans la foulée d’une enquête ethnographique chez les Mayas du Yucatán. Mais surtout à la suite – j’avais trente-six ans – d’une douloureuse période de plusieurs mois de remises en question tous azimuts. L’une d’entre elles avait trait à ma vocation d’anthropologue : une chose avait été de partir à l’autre bout du monde pour étudier dans des conditions rocambolesques des savoirs d’une complexité inouïe, de formuler des problématiques et des concepts destinés à en rendre compte, ou encore de découvrir une multitude d’environnements académiques internationaux au sein desquels le statut de précaire m’avait toujours permis de rester en marge ; une autre était désormais de travailler dans un petit bureau parisien, de prendre part à, voire même d’organiser, de fastidieux colloques, ou encore d’enseigner à des étudiants issus pour leur quasi-totalité de la classe supérieure. Je n’étais pas certain d’être à ma place.

De surcroît je me sentais de plus en plus à l’étroit dans les standards de publication académiques. Mes articles débordaient le plus souvent les sacro-saintes vingt pages autorisées, ils ne s’articulaient que très mal avec les courants et les styles dominants de l’anthropologie et il me fallait parfois les publier sous forme d’ouvrages, soit en regroupant deux textes qui n’avaient pas grand-chose à voir l’un avec l’autre (La Croix et les hiéroglyphes), soit en ajoutant, pour aboutir à une longueur décente, des annexes très moyennement utiles (Le Geste et l’écriture). Comme tout « jeune » chercheur, j’avais appris à deviner les attentes des comités de rédaction et je savais dorénavant aisément passer sous les – indispensables – fourches caudines de l’évaluation par les pairs. J’étais toutefois lassé par la lenteur du processus, par son étouffant conservatisme, par les passages obligés, par les citations réclamées ou encore par les (peu fréquents mais réels) barrages éditoriaux de mauvaise foi. J’avais l’impression d’avoir fait mes preuves et, tout en conservant les exigences de clarté et d’érudition auxquelles je me suis toujours astreint, je pensais pouvoir prendre maintenant un peu de liberté avec la forme d’expression de mes écrits. Mais alors quel pouvait être mon horizon de publication ? Aucun. C’est pourquoi je créai ce site.

Avec le recul et une vue globale sur son historique, je crois pouvoir distinguer deux périodes dans ses dix années d’existence. Pendant les cinq premières années, de 2012 à 2017, ce site est devenu mon moyen d’expression privilégié. Presque tous mes textes ont alors d’abord été publiés ici, « en temps réel » comme le précisait le sous-titre, « libérés de toute contrainte » comme l’indique encore crânement son À propos, c’est-à-dire sans contrainte d’écriture, pour moi, et sans contrainte d’accès, pour le lecteur. (C’était l’époque où une politique volontariste de libre accès allait de soi, où elle n’avait encore été massivement parasitée ni par les éditeurs commerciaux, qui aiment tant racketter les institutions académiques, ni par les agences ministérielles, qui aiment tant surveiller leurs employés). Indice de sa naissance impromptue en situation d’asphyxie imminente, le site s’intitula d’abord Un homme à la mer avant de devenir Trop tard, trop tôt, mélange de souvenirs cinéphiliques et de revendication un peu grandiloquente de l’inactualité de mes recherches. Ce fut un moment d’enthousiasme créatif, de bricolage éditorial et technique, de reprise de tous les recoins ethnographiques et conceptuels que j’avais dû laisser de côté, de découvertes et d’enquêtes sur des objets improbables, d’innovations formelles permanentes, de réflexivité radicale, quasiment dénuée de censure, autorisée et facilitée par la modalité du dialogue de soi à soi. Pendant les cinq années suivantes, de 2018 à aujourd’hui, l’expérience a trouvé ses limites et je n’ai plus publié de textes originaux que de loin en loin : la bouffée d’air avait été salvatrice et son influence s’est faite ressentir dans tous mes travaux ultérieurs, même les plus récents, toutefois la grande majorité de ce que j’écrivais désormais, articles ou livres, ne correspondait plus au format du site – qui est dès lors devenu un simple blog où je me contente d’annoncer leur parution.

J’ai considéré pendant longtemps ce site comme un petit monde autonome, un foyer confortable et rassurant, une monade à l’intérieur de laquelle pouvait se refléter le continuum assez étendu de mes intérêts changeants. Il ne communiquait guère avec l’extérieur : le seul commentaire dont j’autorisai la publication fut celui, stratégique, d’Edwin Reesink qui réorienta significativement mon enquête sur la Leçon d’écriture de Lévi-Strauss – je le remercie encore une fois. Peut-être de manière plus problématique, alors que les textes que j’y publiais respectaient toutes les exigences de scientificité des revues académiques (voir plus bas), ils ne furent jamais considérés par la communauté comme de « vraies » publications et ne furent de ce fait jamais cités. On m’a rapporté deux cas où soit l’évaluateur de l’article, soit l’éditeur de la revue demandèrent à l’auteur de retirer sa référence à un des textes de ce site, « car ce n’était qu’un blog ». Je pense que le problème reste entier, au moins en anthropologie – ce qui ne manque pas de décourager d’éventuelles initiatives. L’auto-publication constitue dans ces conditions un luxe et il est probablement nécessaire de le réserver à ceux qui en ont les moyens statutaires.

De plus, alors que je croyais, pendant les premières années, être en quelque sorte un pionnier qui expérimentait, parmi d’autres, un nouveau mode d’écriture scientifique, affranchi de ses contraintes institutionnelles inutiles, je pense maintenant, après avoir vu tant de sites de chercheurs s’ouvrir et se fermer peu après, ou se limiter à de l’auto-promotion (comme moi désormais), qu’il y a là quelque chose comme une impasse ou, au mieux, comme la possibilité d’une passade. Impasse car finalement ce site n’aura été qu’un véhicule de prépublication dont les textes furent retirés au rythme de leur reprise par d’autres éditeurs ; passade car, si son ouverture et son usage m’ont donné une liberté créative extraordinaire – le rêve de tout chercheur –, ses limites intrinsèques en termes de format, de lisibilité, de reconnaissance institutionnelle, de relations contractuelles avec les éditeurs, ont transformé cette expérience en une idylle temporaire, épuisée au bout de quelques années.

Tous les textes de recherche auto-publiés ici ont donc été par la suite publiés ailleurs, à deux ou trois exceptions près ; c’est d’ailleurs pourquoi le site s’est peu à peu vidé. Quels furent les débouchés éditoriaux de ces textes ? Trois ont été intégrés à des projets de création artistique, trois sont devenus des chapitres d’ouvrages collectifs, quatre ont paru dans des revues généralistes et huit ont été publiés par des revues scientifiques dites « à comité de lecture ». L’éventail est donc large et montre que des textes que j’ai conçus et écrits avec des critères identiques ont pu faire leur chemin dans des cadres éditoriaux pourtant très différents. D’autres textes de ce site ont quant à eux fait l’objet de livres : Lettres mortes en reprend une vingtaine (souvent allégés, hélas, de leur iconographie), Repartir de zéro trois (très augmentés), les Écrits d’Alfonso García Téllez un (la préface), L’Enchâssement neuf et le Traité des mondes factices quatre. Là encore l’éventail est large : éditeur universitaire dit « à comité de lecture », éditeurs indépendants et grands éditeurs commerciaux. Faut-il en conclure que lorsqu’un chercheur a montré à sa communauté, pendant suffisamment d’années, qu’il sait respecter les exigences standard de la scientificité, on peut lui faire confiance et le laisser libre de publier où il veut et comme il veut ?

Dernier point, celui du lectorat. On aura remarqué que je tiens à appeler ce site un « site » et non un « blog ». C’est que depuis les tout premiers jours j’ai voulu éviter d’entretenir la confusion qui voudrait qu’un chercheur publie de la science dans des revues et de la vulgarisation, voire de simples opinions, sur son blog. L’idée que les blogs n’étaient que des tribunes généralistes, plus ou moins paresseusement étayées, était encore très répandue lors des premières années du site : c’était avant que ce genre de blogs disparaisse massivement, déserté en premier lieu par la communauté académique qui découvrit que ses opinions n’étaient la plupart du temps pas beaucoup plus intéressantes que celles des autres. Aujourd’hui la grande majorité des blogs de chercheurs, par exemple les carnets Hypothèses, appartiennent à un tout autre genre : ils prennent la forme de lieux d’accompagnement de la recherche, c’est-à-dire de vulgarisation, de promotion et de logistique. Je crois avoir montré que je n’ai pas considéré les choses de cette manière et que, pendant ses cinq premières années, ce site a été pour moi, plutôt qu’une tribune d’opinions ou une plateforme de vulgarisation (de « valorisation » comme on dit), un espace de recherche au sens plein du terme ; il est vrai que j’ai échoué à faire accepter ce principe à la communauté académique – qui ne commença à citer et à discuter les textes de ce site, c’est-à-dire à reconnaître leur existence, qu’une fois qu’ils furent publiés sous forme d’articles ou de livres.

En raison de la technicité de son contenu, le site n’appelait pas un large lectorat, au contraire. Pendant les cinq années durant lesquelles je publiais régulièrement, la fréquentation s’est stabilisée à une moyenne de trente visiteurs par jour ; les cinq années suivantes, alors que je ne publiais quasiment plus et que je multipliais, à la demande des éditeurs, les dépublications, la fréquentation s’est gentiment maintenue à une petite quinzaine de visiteurs quotidiens. Mes statistiques (rudimentaires) me disent que depuis sa création le site a reçu à peu près trente mille visiteurs uniques et que ses textes ont été lus à environ soixante-cinq mille reprises ; beaucoup de visiteurs s’étaient vraisemblablement égarés, beaucoup de textes n’ont très certainement pas été lus passées les trois premières lignes. Sans surprise, les articles les plus populaires sont ceux où apparaissent des personnalités connues (Claude Lévi-Strauss et Hélène Smith, on appréciera la juxtaposition). Plus étonnant, le texte où je décortique l’écriture Mandombe est demeuré l’un des plus consultés : à peu près toutes les visites proviennent du Congo-Kinshasa et je soupçonne qu’il est utilisé comme un manuel d’apprentissage pour cette écriture à la sémiotique très complexe – c’est pourquoi je l’ai laissé sur le site malgré sa publication dans L’Enchâssement. La plupart des lecteurs viennent toutefois de France, sauf en 2022 lorsque les États-Unis, après avoir été d’éternels seconds, sont finalement devenus majoritaires (ce qui est peut-être un indice de la généralisation de l’usage de VPN générant des IP localisées aux États-Unis ?). D’une manière générale, ce lectorat est resté pour moi un mystère : je n’ai que très peu d’échos d’expériences de lecture et ceux-ci viennent la plupart du temps, enveloppés dans l’évidence de l’implicite, au détour d’une conversation avec quelqu’un, proche ou non, dont j’ignorais totalement qu’il me lisait, parfois depuis plusieurs années.

En voilà assez pour ce bilan, je crois avoir fait à peu près le tour de la question. J’en profite cependant pour remercier encore une fois Aaron Swartz – qu’il repose en paix – et Julian Assange – libérez-le ! Ils furent les figures tutélaires du rêve, désormais révolu, que représenta pendant un temps ce site où tout s’écrit et tout se lit à contretemps, soit trop tard, soit trop tôt.

Parution 23 – Gradhiva

Deux nouveaux textes parus dans la revue Gradhiva.

Le premier livre, Gradhiva 32, 2021, p. 48-59.

Entre 2000 et 2014, les pratiques chamaniques des Shipibo-Conibo du Pérou se sont transformées. Des livres de magie, publiés en espagnol et vendus dans les marchés de la région, ont trouvé leur chemin dans des cérémonies traditionnellement dominées par l’oralité. Un tel phénomène d’innovation rituelle permet d’interroger la valeur que certains chamanes shipibo-conibo accordent à l’oral et à l’écrit. Une première version de ce texte est parue en 2016 dans la revue Gruppen sous le titre Retour à Pucallpa.

Le dernier livre, Gradhiva 32, 2021, p. 144-157.

Au nord de la péninsule du Yucatán, les Mayas du village de Xocén se transmettent un récit à propos d’un livre aux propriétés stupéfiantes. Il s’agit non seulement d’un livre vivant, sans auteur humain, apparu lors de la création du monde, mais aussi d’un livre qui contient la totalité du savoir, la chronique exhaustive du passé comme les prophéties de l’avenir. Les Mayas de Xocén disent que ce livre leur a été donné par Dieu. Ils disent aussi qu’il leur a été dérobé et qu’il est désormais conservé quelque part aux États-Unis. Ils expliquent ainsi la spoliation coloniale et la permanence de la domination impérialiste. Ils prédisent enfin qu’un jour le livre leur reviendra. Ce texte est extrait d’un ouvrage en cours de rédaction intitulé L’anti-livre ; il y sera question de livres qui n’existent pas.

Fr. 8 – Les sœurs Brontë

Le 6 juin 1826, parmi les six sœurs Brontë, on comptait deux mortes et un garçon. La tuberculose avait emporté l’année précédente Maria et Elizabeth, les deux aînées. Charlotte avait dix ans, Branwell neuf, Emily huit et Anne six. Ce jour-là, le garçon se vit offrir par son père, le révérend Brontë, douze soldats de bois, douze bonshommes miniatures. Les enfants s’approprièrent les jouets sur le champ. Ils les baptisèrent, en firent les héros d’aventures extraordinaires puis les conteurs de ces aventures. Un autre jeu, découvert plus tard, s’inspirait des Fables d’Ésope et mettait en scène des titans. Un autre encore distribuait ses protagonistes sur les îles d’un atlas géant. Les personnages proliférèrent, avatar après avatar, pseudonyme après pseudonyme, et ils furent tour à tour pris en charge par les quatre sœurs qui tinrent ainsi la chronique manuscrite de leurs explorations, conquêtes, batailles et intrigues. Il faut mesurer la prégnance de ces récits et de ces mondes à un âge où la mémoire n’est guère encombrée, où une multitude de premières expériences n’ont jamais eu lieu. Le temps ralentissait, parfois peut-être se suspendait, et un monde entier, plusieurs mondes même, se condensaient en une phrase immobile mais inlassablement reprise par l’une ou par l’autre. Nous sont ainsi parvenues quelques milliers de pages secrètes couvertes d’une écriture miniature, à l’échelle des soldats de bois, parsemées de dessins et de cartes d’un monde qui ne cessa de s’étendre et de se scinder. Le pays originel de la Ville de Verre fit au fil des années place à l’empire colonial africain d’Angria et au royaume arctique de Gondal, le premier inventé et peuplé par Charlotte et Branwell, le second, plus mystérieux, par Emily et Anne.

Cet univers immense et durable avait ceci de particulier qu’il fut longtemps partagé par les quatre enfants. Matérialisé sur les feuilles d’une bibliothèque entière, quoique d’une taille minuscule, inaccessible aux adultes, il cristallisait une mémoire collective, tétracéphale, susceptible d’être invoquée par chacun lors de rêveries plus solitaires. Rien de si édifiant, de si bénéfique, que de tirer de sa fantaisie tout un monde miniature. La sensibilité des enfants devenus adolescents évolua en même temps que leur univers parallèle. Les personnages se firent plus variés, plus subtils ; les soldats, les pirates, les explorateurs, les colons devinrent des politiciens, des intrigantes, des amoureuses, voire de simples substituts de leurs créateurs aux états d’âme désormais plus exaltés, plus violents ; les vers s’immiscèrent dans la prose, les contes gothiques dans les recensions de batailles, les études historiques et économiques dans les récits d’aventure. Puis ce monde se délita. Les sœurs durent être séparées, le monde réel exigeant d’elles qu’elles gagnent leur vie. En 1839, treize ans après son avènement, Charlotte paracheva la clôture de l’univers partagé en écrivant, seule et pour elle-même, un adieu à Angria, à ses personnages, à ses visages, à ses livres et à sa maison. Il nous faut changer, car l’œil est fatigué de ce portrait si souvent revenu et maintenant si familier. Les destins des Brontë étaient en passe de diverger radicalement.

L’été 1845 vit les sœurs à nouveau réunies au presbytère de Haworth, la maison de leur enfance. Branwell, renvoyé de son emploi, la carrière brisée, se complairait trois années durant dans un chagrin romantique et puéril. Il fantasmerait, plutôt qu’il ne l’édifierait, une désormais inatteignable stature de chevalier poète, dissolvant dans l’alcool et l’opium les mesures de son talent et les aspirations de sa jeunesse. Il mourut d’épuisement à trente-et-un ans, sans rien savoir de l’activité littéraire de ses sœurs.

Cette même année 1845, Charlotte, aussi ambitieuse que son frère, aiguillonnée par un perpétuel désir d’échappée, plus pragmatique toutefois, entrainerait Anne et Emily dans une vaste entreprise sororale, trois plumes autour de la table du salon, chacune modelant son propre monde fictionnel, chacune envisageant à sa façon la création romanesque. Anne se ferait la chroniqueuse minutieuse et attentive d’un quotidien parfois doux, parfois tragique, obéissant scrupuleusement à l’exigence de réalisme que professait peut-être Charlotte. Sciemment ou non, Emily transgresserait une fois de plus les règles du jeu, dépassant les limites qui lui étaient assignées, balayant d’un revers de main la tradition du roman psychologique pour ressusciter et sublimer dans les bourrasques des landes, clôture infinie de son horizon, les émotions les plus vives et les plus juvéniles, émotions que l’on imagine issues du climat tourmenté du royaume de Gondal. Incapable de se satisfaire, comme Emily, d’une étendue sauvage, monotone, déserte et désolée, irrésistiblement attirée par la profusion des capitales, des jardins zoologiques et du Palais de Cristal, Charlotte, après l’échec d’un premier récit strictement réaliste, connaîtrait un succès monumental avec la publication sous pseudonyme de Jane Eyre, où l’audacieuse et fascinante précision de l’autobiographie se verrait débordée par la résurgence de caractères et d’aventures venus des territoires refoulés de la Ville de Verre et du royaume d’Angria.

Ces nouveaux mondes furent imaginés durant la longue déliquescence de Branwell. Le jour de sa mort, en septembre 1848, cinq romans – un d’Emily, deux d’Anne, deux de Charlotte – avaient été écrits, tous semble-t-il à son insu. Branwell fut bientôt suivi par Emily et Anne qui succombèrent toutes deux à la tuberculose, en décembre 1848 et en mai 1849. Charlotte, qui publia encore deux romans, leur survécut jusqu’en 1855, lorsqu’elle s’éteignit, à trente-neuf ans, mariée et enceinte.

Chaque sœur avait fait à sa façon le deuil d’une enfance commune. Toutes avaient dû ajuster, autant qu’il était possible, une difficile relation au monde réel. Branwell n’y était pas parvenu. Débouté par une réalité banale et sombre, il s’était réfugié dans les mirages éthyliques, poursuivant jusqu’à son terme un processus d’autodestruction assez classiquement masculin. Emily avait à peine essayé. Après avoir été exilée, contrainte et forcée, des landes et de la maison de Haworth, elle y était revenue pour ne plus jamais la quitter, jouissant du rythme régulier des paysages, des bêtes et des tâches domestiques, cultivant un monde clos redoublé par un monde lunaire que l’on suppose animal et indocile. Anne et Charlotte, quant à elles, voulurent briser la sphère ; elles parvinrent à s’émanciper de l’enclos de leur enfance puis à le transfigurer au moyen d’un réalisme romanesque conséquent, quitte à revenir parfois, encore une fois, à la magie sourde et étoilée d’un monde autrefois partagé.

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Les trois citations en italiques sont de Charlotte Brontë. La première est issue d’une lettre à Hartley Coleridge du 10 décembre 1840 (Famille Brontë, Lettres choisies, Folio, 2020, p. 111) ; la deuxième de son « Adieu à l’Angria » (Brontë, Jane Eyre précédé de Œuvres de jeunesse, 1826-1847, Gallimard, 2008, p. 770 ; voir aussi Charlotte & Patrick Branwell Brontë, Œuvres, volume 3, Robert Laffont, 1992) ; la troisième d’une lettre peut-être adressée à W. S. Williams, le 22 mai 1850 (Famille Brontë, Lettres choisies, Folio, 2020, p. 404). Sur la vie des Brontë, on se reportera à Juliet Barker, The Brontës, Weidenfeld & Nicolson, 1994.

Fr. 7 – À propos de L’autre-mental

« Je paraîtrais à mes contemporains méchant et féroce quand je n’aurais à leurs yeux d’autre crime que de n’être pas faux et perfide comme eux. » 

L’autre-mental a été accueilli à sa sortie l’année dernière par un concert de réactions virulentes, parfois d’une malveillance extrême. Deux articles en particulier ont dressé de mon livre – et de moi – un portrait dans lequel j’étais bien incapable de me reconnaître, faisant d’un ouvrage ludique et joyeux un brûlot amer et colérique, me dépeignant en affreux réactionnaire plein d’ambition ou de ressentiment. Aucun de ces articles n’évoquait le contenu du livre, donnant l’impression de n’en avoir vu que quelques phrases glanées en quatrième de couverture ou dans la presse. Ne souhaitant pas réfuter des critiques qui fustigent un ennemi imaginaire mais convaincu par quelques amis qu’une mise au point pourrait avoir son utilité, je me contenterai de rappeler ici ce que je ne peux considérer que comme des évidences.

Alors, non, ce livre n’est pas un pamphlet contre l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro ; j’ai voulu y explorer trois trajectoires créatives très différentes qui partagent néanmoins un même point de départ, un même appétit fantasmatique pour la science-fiction, c’est-à-dire, dans ce contexte, pour l’altérité cognitive radicale. Et, non, la critique des anthropologues ne constitue pas le cœur du livre ; il s’agissait plutôt de définir, d’examiner et de contraster trois positions théoriques : celle d’anthropologues qui selon moi pratiquent une forme de ventriloquie (et dont Viveiros de Castro n’est qu’un exemple parmi trois autres), celle des écrivains de science-fiction dont Philip K. Dick est pour moi une figure privilégiée, et la mienne, que je tente d’expliciter à la fois par une mise en perspective, elliptique et parfois cruelle, de ma trajectoire intellectuelle et par une transmigration dans la figure un peu fantasque et délirante d’un professeur Challenger au statut au moins ambigu. Trois manières très distinctes de faire de la science-fiction.

Plus précisément, non, je ne juxtapose évidemment pas Carlos Castaneda et Viveiros de Castro pour suggérer que ce dernier est un menteur ou un manipulateur, de même que son voisinage avec Lucien Lévy-Bruhl ou Benjamin Lee Whorf n’implique pas que tous sont identiques et qu’ils partagent l’ensemble de leurs caractéristiques. Non, je ne critique pas les travaux ethnographiques de Viveiros de Castro ; il n’en est pas question dans ce livre, pas plus que des Arawété, et je leur rends même hommage dans une note. Non, je ne critique pas les prises de positions politiques de Viveiros de Castro, avec lesquelles il me semble que je suis généralement d’accord (pour autant que je les connaisse) ; je le signale d’ailleurs, très explicitement, dans la préface du livre. Non, je ne diffame pas la personne, la réputation et l’œuvre de Viveiros de Castro ; je ne critique qu’une partie, bien délimitée, de ses travaux ; et si je le fais de manière parfois vive, je n’ai quant à moi jamais voulu être blessant. Non, je ne fais aucune allusion cryptique à sa vie personnelle – que je ne connais pas. Non, je ne résous aucun complexe d’Œdipe par un revirement tardif et le meurtre symbolique d’une quelconque figure paternelle ; j’ai certes, comme tous les anthropologues travaillant en Amazonie, lu les textes de Viveiros de Castro sur le perspectivisme amérindien il y a une vingtaine d’années, parmi bien d’autres, mais tout en admirant leur qualité argumentative, je n’ai jamais adhéré à leur contenu et ne m’en suis jamais caché dans mes écrits. Non, L’autre-mental ne traite pas du seul Viveiros de Castro ; il n’est question de certaines de ses idées que dans deux chapitres du livre et leur critique n’en est clairement pas l’enjeu central.

Plus généralement, non, comparer des anthropologues à des écrivains de science-fiction n’est pas à mes yeux une insulte, c’est au contraire en grande partie un compliment – de ce point de vue, mon livre les élève au statut d’écrivains de science-fiction plutôt qu’il ne les y rabaisse. Non, je ne m’exprime pas au nom ou avec l’appui d’une quelconque institution académique parisienne – quiconque connait ma trajectoire sociale et l’ethos qui en résulte aura probablement ri à la suggestion de cette idée incongrue. Non, je n’ai pas écrit ce livre un couteau entre les dents, les yeux injectés de sang, en hurlant au retour à l’ordre et à l’autodafé ; j’ai au contraire pris plaisir à écrire en quelques mois un texte expérimental et impertinent que je souhaitais à la fois clair et drôle, réflexif et conflictuel, dans lequel je mettais en lumière la sensibilité intellectuelle peut-être un peu nouvelle, entre scientisme et postmodernisme, qui sous-tend tous mes travaux depuis le Chant de l’anaconda et qui, croyais-je, pouvait entrer en résonance avec d’autres approches dans les sciences humaines, l’histoire ou la philosophie. Non, je n’ai pas écrit un seul et unique livre ; et pour qui est curieux de mes positions théoriques, esthétiques et mêmes politiques (c’est tout un), il suffit de piocher dans une bibliographie que je crois d’accès aisé. Non, je ne cherche ni la polémique, ni à faire du bruit – au contraire, je déteste ça, je chéris par-dessus tout la marge, la discrétion et l’incognito, et c’est pourquoi je garderai désormais le silence sur cette affaire. Enfin, non, je ne recherche évidemment pas la notoriété, pas même en brûlant des temples – l’idée même de considérer des membres de la communauté académique comme des idoles me fait horreur et je regrette le temps, s’il a jamais existé, où l’on pouvait philosopher à coups de marteau.

Parution 22 – Arctic Madness

(From the Publisher) Missionary, linguist, and ethnographer Emile Petitot (1838–1916) was known for his work in Canada’s Northwest Territories and as the author of a corpus including the first grammar of an Amerindian language and an astonishing body of transcribed ritual texts and myths. However, over the course of his twenty years in the Arctic Circle, he descended into a long delirium and began to summon imaginary persecutions, pen improbable interpretations of his Arctic hosts, and explode in paroxysms of schizoid fury.

In telling this story, Pierre Déléage reconstructs, step by step and with the ethnographer’s eye, the biography of a delusion. Delving into the obverse of the very texture of ethnographic inquiry, Déléage takes us on an enthralling journey across the indigenous Arctic world, moving skilfully between ethnobiography and the analytic conundrums that arise in profound cognitive displacement. Whoever wishes to know the cost of knowing alien cultures will find this anthropological novella hard to put down.

Hau Books / University of Chicago Press

Translator : Catherine V. Howard

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Reviews in Journal of the Royal Anthropological Institute (27-4, 2021, by Norge Lauridsen), Anthropology and Humanism (47-2, 2022, by Konstantin Georgiev) and Campos (23-2, 2022, by Yazmin Bheringcer dos Reis e Safatle).

Parution 21 – Social Analysis

Pierre Déléage, « Toward an Epidemiology of Ritual Chants », Social Analysis 64 (3), 2020, p. 113-144.

This article develops an epidemiological approach to the analysis of ritual discourse, comparing three distinct genres of Amazonian ritual chants: Wayana, Sharanahua, and Ingarikó. The aim is not to identify the inherent properties of chants, nor to establish ideal types of ritual context (initiation, shamanism, prophetism), but to analyze the different factors affecting the stabilization of the heterogeneous elements of ritual traditions. First, I identify the different procedures (order transfer, parallelism, intersemioticity, and inscription) that stabilize content. Then, assuming that the spread of ritual chants depends on an institutional apparatus, I explore the chants’ rules of distribution and the types of legitimizing authority involved. Finally, I show how the combined analysis of these different factors offers us a new way of understanding ritual innovation.

Parution 20 – L’Autre-mental

En librairie à partir d’aujourd’hui

(Présentation de l’éditeur) Les anthropologues et les écrivains de science-fiction ne poursuivent-ils pas au fond une même quête, celle de l’altérité radicale ? Certes, tandis que les seconds recourent à la fiction pour figurer le monde vertigineux des aliens peuplant leur esprit, les premiers se recommandent de la science pour décrire des sociétés autres qui, aussi étranges et stupéfiantes que nous soient donné à voir leurs mœurs et leurs mentalités, n’en sont pas moins réelles. Cette frontière des genres, il arrive pourtant que certains anthropologues la franchissent : escamotant les modes de pensée des cultures qu’ils se proposent d’étudier, ils y projettent alors leur propre imaginaire métaphysique.

1900-1925 : Lucien Lévy-Bruhl invente une pensée prélogique qu’il attribue aux sociétés dites primitives. 1925-1950 : Benjamin Lee Whorf invente une pensée de l’événement qu’il considère comme immanente à la langue des Hopi. 1950-1975 : Carlos Castaneda invente une pensée psychédélique qu’il prête à un Yaqui imaginaire. 1975-2000 : Eduardo Viveiros de Castro invente une pensée multinaturaliste qu’il dit dérivée des traditions amérindiennes. En exposant le brouillage des niveaux de réalité dans lequel excelle un écrivain comme Philip K. Dick pour faire résonner son œuvre avec les fabulations théoriques de cette école de pensée informelle, Pierre Déléage entreprend une archéologie de la subjectivité spéculative et s’essaie à nouer autrement les relations, toujours conflictuelles mais toujours productives, entre science et fiction.

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Pour en savoir plus, on peut lire cet entretien dans la revue Ballast.

Pour une brève réaction au procès d’intention dont ce livre a fait l’objet lors de sa parution, on peut se reporter à ce texte.

Lectures dans Terrains/Théories (11, 2020, par Camille Chamois), dans L’Homme (237, 2021, par Sophie Houdart, Michel de Fornel et Frédéric Saumade), dans Critique (886, 2021, par Camille Chamois) ou dans Anthropologica (64-1, 2022, par Émile Duchesne).